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09/02/2011



ARTICLES ET CONFERENCES

LA DIVERSITÉ DANS L’UNIVERSEL

Extrait de Libres Paroles, Editions Chèvre Feuille Etoilée, 2011



LA DIVERSITÉ DANS L’UNIVERSEL
LA DIVERSITE DANS L’UNIVERSEL
CLAUDE BER

5ème Congrès International du Forum des Femmes de la Méditerranée sous l’égide de l’UNESCO« Femmes : migrations et dialogue interculturel », octobre 2003, Colloque de Poissy février 2003, Institut Français d’Haïfa juin 2004, Paris mars et décembre 2004. Association philosophique Mantes la Jolie décembre 2006, Contribution au débat sur « la situation culturelle est/ouest » pour la cinquantième année du traité de Rome, Capalest Banska, Roumanie mars 2007, Table Ronde avec Wassyla Tamzali Salon du Livre, Paris, octobre 2007, Maison des Passages, Lyon, 6 octobre 2011.



L’articulation des droits fondamentaux de la personne humaine et du droit à la différence indi-viduelle et collective est des enjeux majeurs de ce début du XXIème siècle. La différence, cette immense richesse de l’humanité, lui adresse aussi son plus grand défi.
Le respect de la diversité humaine est difficile et loin d’être acquis, toujours menacé qu’il est d’un côté par la l’uniformisation et la réduction au même, de l’autre, par l’exacerbation des différences.
Le dévoiement de l’universalisme en uniformi¬sation et celui du respect des différences en différentialisme et en culturalisme éliminent tous deux également le rapport fondateur de l’humain à l’al¬térité. Le premier conduit à l’arasement de cette pré¬cieuse diversité culturelle et individuelle qui fait de chacun et chacune de nous un être unique et irremplaçable. Le second entraîne la perte du sen¬timent d’appartenance à une commune humanité.
Que le respect du droit à la différence n’entraîne pas de différences de droits et que celui des droits universels de tout être humain ne conduise pas à la négation de leur diversité tel est le pari difficile que nous devons réussir. Car d’une conscience égale¬ment vigilante à ce qui nous distingue et à ce qui nous unit dépend la possibilité d’une fraternité humaine respectueuse de la singularité de chacun comme de la même condition qui nous lie tous.
Les différences collectives et individuelles sont un des biens les plus précieux de l’humanité. C’est à elles qu’elle doit sa capacité créative et sa possibilité d’adaptation et d’évolution. Mais tout aussi précieuse est la conscience d’une appartenance de tous à une commune humanité. Le défi majeur de ce début de XXIème siècle est d’articuler et harmoniser ces deux acquis qui ont historiquement émergé successive¬ment dans l’histoire de l’humanité. Un des obstacles à cet équilibre entre la conscience des différences inaliénables et celle d’une humanité commune est le dévoiement des deux notions d’universalisme d’un côté, de respect des différences de l’autre.
L’universalité n’est ni la généralité ni l’unifor¬misation. Lorsque, sous prétexte d’universalisme, se diffuse un modèle culturel uniformisateur qui recou¬vre des visées de domination économiques, on comprend aisément que les peuples aient quelque difficulté à voir dans ce pseudo universalisme un idéal digne d’adhésion et de respect. Une confu¬sion, une malversation même est à l’œuvre. Les droits universels de la personne humaine, l’appar¬tenance à une même humanité ne sont pas la réduction de tous à des modes de vie et des valeurs identiques, valeurs qui n’ont de valeurs que le nom quand elles recouvrent des stratégies hégémo¬niques et financières ; l’asservissement de l’être humain au profit maximum de quelques uns ne mérite en aucune manière le nom de valeur si l’on donne à ce terme un sens éthique. Ce dévoiement de l’universalisme en uniformisation marchande est une perversion de la notion d’universalité.
De la même manière, le respect des différences, la richesse de l’affirmation de ces dernières peut, à son tour, devenir enfermement dans une assigna¬tion identitaire, voire, paradoxalement, déboucher, sur le rejet d’autrui et de cette dif¬férence qu’on voulait prôner. La différence n’ou¬vre plus alors l’éventail d’une richesse de possibles mais assigne chacun à une identité figée et meurtrière.
Ni l’identité ni la culture ne sont des don¬nées fixes, mais des processus vivants et dyna¬miques dans lesquels chacun invente et s’invente à partir de ce qu’il reçoit, devient lui-même et autre à partir de ce qu’on a fait de lui. Cette incessante métamorphose, sans laquelle aucune évolution humaine n’aurait été et ne serait concevable et que contredit toute notre histoire qui jamais ne fut reproduction à l’identique de ce qui a précédé, est niée par une conception de l’identité et de la cul¬ture uniquement attachées à l’héritage au mépris de la part créative de l’individu qui se construit certes par rapport aux repères et traditions qu’il reçoit mais aussi dans son contact avec l’autre, à travers le questionnement que lui renvoient toutes les formes d’altérité, y compris la sienne, et par sa capacité à imagi¬ner d’autres représentations du monde et de lui-même.
Un survol très schématique et bref de l’histoire des femmes comme de leur condition illustre bien la difficulté à penser l’altérité, à perce¬voir l’autre dans sa différence et dans ce qui le lie à tous. Dans ce mélange de crainte et d’attirance, dont se nourrit notre rapport ambivalent à l’alté-rité, la différence sexuelle, fondatrice de notre humanité, déploie, sous nos yeux, les deux écueils du creusement de la différence et de sa négation et nous renvoie le paradoxe de devoir à la fois recon¬naître la différence inaliénable de l’autre jamais réductible à soi et sa similitude avec nous dans une même appartenance à l’humain.
Les femmes ont subi et subissent encore les deux formes de rejet de l’autre : son rejet par exclusion hors de l’humanité, sa négation par réduction au même. Les deux dévoiements de la négation de l’autre soit en niant sa différence soit en niant son humanité sont à l’œuvre dans l’histoire et la réalité de la condition féminine. Tantôt la femme se voit tellement rejetée du côté de la différence, qu’elle en est exclue de l’humanité. Si « autre » qu’elle en est réduite à l’animalité, privée d’âme, dénuée d’autonomie et d’intelligence dans des conceptions religieuses qui traduisent davantage un besoin de pouvoir sur autrui qu’une quête spirituelle. Démoniaque, tentatrice, pécheresse, infantile elle incarne la peur de la différence, l’angoisse de l’altérité et sa difficulté à se penser et à se vivre hors d’un rap¬port hiérarchique et inégalitaire.
Car le rapport de l’être humain à l’autre est ambivalent. L’autre, le différent, est à la fois objet de curiosité, d’attrait, de désir mais aussi de crainte. Un double besoin de se distinguer et de se fondre à tous traverse l’être humain. L’autre inquiète parce qu’il renvoie à chacun la question de sa pro¬pre humanité. Rejeter l’autre hors de l’humanité est une manière rapide et efficace de se débarrasser de la question et d’asseoir sa propre humanité et son propre pouvoir sur la négation de l’humanité d’au¬trui. Cela s’est fait et se fait avec les femmes au nom d’une différence des sexes impossible à pen¬ser et à supporter, cela s’est fait et se fait dans tous les racismes et dans toutes les exclusions au nom de la couleur, des cultures, des mœurs sexuelles. Et le discours dominant idéologique, religieux ou pseudo religieux, s’octroie alors le droit de retran¬cher de l’humanité une part de l’humanité.
À l’autre extrême, la différence peut aussi être évacuée par sa négation quand l’autre est réduit au même dans une confusion assimilatrice oublieuse des différences. Là encore l’histoire des femmes est témoin de ce processus dans lequel l’accession à une pleine humanité et à des droits et pouvoirs identiques aux hommes se fait parfois, encore, dans les représentations stéréotypées, au détriment de l’identité sexuelle, dans une perte ou un sacrifice de leur « féminité » censément incompatible avec intelligence, initiative, responsabilité ou imaginaire. Si ces caricatures ont reculé dans les démocraties occidentales, il n’en va pas de même partout, loin de là…Le prix Nobel d’économie Indien, Amartya Sen attirait encore récemment l’attention sur les millions de femmes traitées encore du bétail, réduite à des chairs vendues à l’étal et mourant de maladies et de mauvais traitements ou exterminée à la naissance, sur un véritable « gynocide » qui serait considéré comme génocide s’il était perpétré au nom d’une autre différence que de genre.
On a là des avatars exemplaires de notre difficulté à penser la différence, comme à appréhender l’autre à la fois dans ce qui le distingue et dans ce qui le lie à tous et à soi. Pourtant là est l’enjeu majeur de la constitution de sujet. Il n’y a de « je », de « moi » possible que dans le dialogue avec un « tu » qui lui tend à la fois un écart, un miroir et le mystère de toute identité. L’autre c’est celui que je ne peux inventer. C’est celui aussi qui m’invente comme je l’invente. Celui qui me renvoie à ma propre altérité, à cet autre de soi sans l’émergence duquel il est difficile d’accéder à al reconnaissance de l’autre. Celui enfin en qui je reconnais ou devrais reconnaître cette part commune qui nous fait humains.
Point n’est besoin de longue analyse pour faire le constat que partout l’être humain naît, meurt, souffre, jouit, aime, invente, parle, fabrique des outils, élabore des systèmes de croyances et d’interprétation du monde, exprime dans toutes les formes d’art son besoin de se représenter. Que, partout aussi, le rapport à l’autre à la fois individuel et collectif est au centre de l’humanité qu’il se décline positivement dans les registres individuels et collectifs du désir, de l’amour, de toutes les formes d’attachements familiaux et amicaux, dans le lien social et les solidarités qui le traversent ou négativement dans le conflit, la haine, la rivalité, l’agression, la guerre.
Ces constantes humaines se déclinent dans une variété à la fois fascinante et problématique. Car les systèmes de valeurs, les représentations du monde sont parfois incompatibles. Même une valeur aussi apparemment positive que la tolé¬rance, le respect d’autrui ne peut s’étendre jusqu’à se nier elle-même. On connaît bien ces apories qui font défi à la tolérance de tolérer l’intolérance ou au respect d’autrui de respecter qui ne respecte pas autrui. Cela est impossible car une valeur ne peut en même temps s’affirmer et se nier comme telle pas plus, d’ailleurs, qu’elle ne peut avoir de justifi¬cation absolue. Elle résulte toujours d’un choix, d’une hiérarchie de valeurs qui lui-même se pose a priori. Le propos que je tiens ici même est fondé sur le respect d’autrui dans sa différence et sa pleine humanité. Toutes les formes de dialogues, de mises en question sont possibles à partir de là mais la valeur elle-même qui fonde le propos n’est pas négociable. Le respect ne vaut que dans une réciprocité. Il est ce que l’on reçoit quand on l’ac¬corde aux autres. Il est aussi ce que l’on peut exiger pour soi et pour tous de la part de l’autre quand on le lui accorde.
Si le propos théorique peut être relativement assuré, la complexité du réel en brouille la netteté apparente. En effet, la notion de différence n’est pas aussi simple qu’il peut y paraître. Il faut distinguer différence et inégalité. Aucune diffé¬rence ne justifie l’inégalité. Certaines différences sont à valoriser et à respecter alors que d’autres sont inacceptables. Quand la différence sexuelle débouche, par exemple, sur une absence de droits pour la moitié de l’humanité peut-on l’accepter? Quand certains arguent de la différence de fait ou de la différence de cul¬ture pour justifier cette inégalité, présentant cette différence de droit comme une expression du droit à la différence. C’est sophisme. Aucune dif¬férence naturelle ou culturelle ne saurait justifier de contrevenir aux droits fondamentaux de la personne humaine. Le droit à la différence n’a de sens que par rapport à l’ensemble des droits humains, dont il émane. Détaché de ce socle, il ne signifie plus rien et peut même servir de justification au pire.
Si le droit à la différence se traduit par une dif¬férence de droit c’est l’appartenance à une même humanité qui est nié. Si le droit universel se tra¬duit par la négation des différences, c’est le droit à la différence qui est entamé. On revient au cœur de notre question qui interroge la difficulté de percevoir en l’autre à la fois le différent et le même sans céder à la tentation de nier un de ces deux pôles de l’altérité et amène, dans une pers¬pective d’articulation de l’universel et du singulier, à reconsidérer les notions de culture et d’universalité.
La notion de culture a évolué ; je n’en ferai pas ici l’historique, j’en retiendrai seulement le fait qu’elle est relative et variable dans le temps et l’es¬pace. Aujourd’hui même dans le champ des sciences anthropologiques et sociales, le terme de culture relève d’acceptions différentes. Pour les uns il regroupe un ensemble large de pratiques sociales, pour d’autres la définition est plus étroite. Ici on veille à détacher le terme de culture de toute appréciation de valeur, ailleurs on fait intervenir des données axiologiques. Faire démarche et débat de spécialiste n’est pas mon propos. Je constate simplement une tendance, sur laquelle d’autres que moi ont insisté, à voir, dans la représentation et le langage courant, le terme de culture recouvrir de plus en plus une donnée fixe au détriment du processus, un héritage au détriment d’une créa¬tion. C’est la tendance culturaliste qui assigne l’identité aux données d’un héritage culturel consi¬déré comme immuable.
En effet, c’est le plus souvent de la tradition, des acquis anciens, des racines que se réclame l’identité culturelle. S’il n’est pas question de nier l’apport de la tradition et de la transmission culturelle, insis¬ter sur elle seule, c’est tronquer la notion de culture de la moitié de sa définition et surtout la bloquer dans un immobilisme aussi irréel que dangereux. L’histoire l’a souvent montré, le thème du retour à l’origine et à la pureté de ces dernières est porteur de fanatisme et d’exclusion. Comme l’écrivait Nietzsche « le retour à l’origine est toujours un retour à la barbarie».
On sait ce que vaut le thème de la pureté originelle lorsqu’il accouche des races ou orthodoxies pures, au nom des¬quelles sont exterminés des êtres humains censé¬ment déviants par rapport à cette fantasmatique pureté. Il n’est ni « race » ni culture pure. Et l’on connaît bien le mouvement par lequel l’émer¬gence des nations s’est constitué et a toujours ten¬dance à se constituer sur une fantasmagorie pseudo historique qui recompose l’histoire à des fins de cohésion d’un groupe. On réinvente des origines pour justifier le présent, on nie les influences, on va jusqu’à expurger les langues elles-mêmes de la présence pourtant patente de l’influence d’autrui qui laisse trace de son passage dans le lexique, la syntaxe ou la mor¬phologie. C’est que la trace de nos incessants contacts et croisements ne sert pas les idéologies totalitaires de quelque nature qu’elles soient.
Pour¬tant l’humanité résulte d’un immense brassage qui dure depuis des millénaires, brassage dans lequel elle se différencie mais qui n’est que ramification d’un tronc originel identique sous ses variations diverses. Nous sommes de même espèce. Toutes les cultures sont faites d’échanges et d’emprunts. Selon les époques, cer¬taines se sont développées dans un relatif isolement mais celui-ci n’a jamais été coupure absolue indéfiniment durable.
Les colonialismes et les impérialismes divers se sont soldé par la perte de richesses culturelles humaines, que la revendica¬tion culturelle identitaire tente, à juste titre, de réin¬troduire dans le patrimoine commun de l’huma¬nité, mais cette légitime revendication, cette réaction face à un arasement des différences risque, à son tour, de se rigidifier en un fantasme d’étanchéité et de pureté qui s’adonnerait, tout aussi dangereusement, à la rêverie mortifère d’origines et de traditions idéalisées.
L’éclatement de l’humanité en factions claniques ne promet pas des jours meilleurs que son uniformisation sous le joug d’une logique éco¬nomique toute puissante. Ce sont Charybde et Sylla pour un même naufrage.
Afin d’échapper à cette double impasse, il y a nécessité de redonner au terme de culture son double sens. Le terme désigne un ensemble de données mais aussi le pro¬cessus individuel et collectif qui les constitue et qui n’a pas d’arrêt. La langue allemande use des deux termes de « Bildung » et de « Kultur » qui insiste l’un sur le processus, l’autre sur son résultat. La définition d’une culture à partir de ses données antérieures est mortifère si on ne lui adjoint le mouvement de création qui ne cesse de la métamorphoser.
Au moment même où nous parlons, les cultures dont nous parlons sont en mouve¬ment, mutation et métamorphose et nos propres paroles participent de ce mouvement. Il est significatif de remarquer que, dans l’étude des phénomènes interculturels, la création artis¬tique, le phénomène interculturel par excellence, est le plus souvent négligé. On sait que l’art a tou¬jours eu des démêlés avec la cité, dès la « polis » grecque de la République platonicienne d’où est exclu le poète – au sens large du « poïen » dési¬gnant cette face de l’action humaine qui a sa fina¬lité hors d’elle-même comme la praxis l’a en elle-même –. C’est que la notion de « poïen », de création met l’accent sur l’incessante métamor¬phose là où le rêve d’une cité idéale convoque l’utopie d’une perfection enfin définitivement incarnée.
Si cette espérance d’une cité humaine de paix et de justice est indispensable aux hommes et nous fait agir ici même, elle devient dévastatrice lorsqu’elle passe de l’utopie à la certitude. C’est toujours au nom du bonheur de l’humanité, du système idéal, de la conformité à quelque volonté divine traduite hélas en langage humain trop humain et dégradée en enjeux de pouvoirs que l’on a exterminé et que l’on extermine les êtres humains réels. Sans doute ce rêve d’immobilisme a-t-il valeur de rempart contre la mort et contre cette incessante métamorphose du vivant qui s’exprime aussi dans notre capacité créatrice.
À considérer un instant l’histoire des idées, des arts, des littératures, des sciences, on voit le poïen, à l’œuvre en tout humain, emprunter et « piller » pacifiquement idées, thèmes et formes pour en créer de nouvelles. Ce sont, pour ne citer qu’un exemple, les mouvements d’avant garde fauviste et cubiste, à la suite de Picasso et de Braque qui considérèrent la créa¬tion des cultures africaines autrement que comme le témoignages anthropologique auquel elle avait été réduite pour y reconnaître un art à part entière, cet « art nègre » qui a engendré toute une partie de l’évolution des formes plastiques du XXème siècle. Le temps n’est pas donné ici pour d’amples dévelop¬pements, mais à force d’occulter ce courant continu qui traverse les civilisations et les consti¬tue, s’installe une perception erronée de la culture et des cultures.
Si l’occident a imposé des formes et des modes de vie, il a été aussi influencé en retour et même des civilisations quasi exterminées par les conquistadors voient ressurgir leur mémoire dans l’art monumental sud américain ou dans les œuvres de Neruda. Non seulement ce mouvement se poursuit mais il s’accélère avec le développement des moyens de communication qui met en contact direct des cultures qu’autrefois l’éloignement dans l’espace séparait.
L’alliance de l’individu, d’une culture spécifique et de l’uni¬versel, la création artistique la réalise chaque jour sous nos yeux en conjuguant la singularité indivi¬duelle, la collectivité particulière à laquelle on appartient et une universalité qui se reconnaît à toucher sinon tout le monde du moins n’importe qui au delà de nos frontières et de nos différences à travers cet acte paradoxal qui n’existe que d’exis¬ter dans le regard de l’autre et atteint l’altérité à tra¬vers nos plus étroites singularités.
Notre créativité effectue sans cesse cette syn¬thèse qui n’est ni dépassement ni effacement des contraires mais présence des deux à laquelle s’ajoute l’engendrement d’un troisième terme nou-veau, imprévu, dans lequel s’inscrit l’inépuisable capacité de l’homme à imaginer du différent à par¬tir de ce qui lui est transmis. L’impossible clôture, l’acceptation et le dépassement de l’héritage qui fructifie et devient autre sans se trahir, toutes nos cultures l’illustrent. L’interpénétration des cul¬tures, la conciliation de l’appartenance à une humaine condition commune et des différences, de toutes les différences collectives mais aussi individuelles et qui font la richesse de tous et de chacun, elles les incarnent.
À cesser de recevoir et de transmettre, à rompre la chaîne, nous risquons ces oublis, ces ruptures, ces engloutissements de civilisations dont l’histoire montre plus d’un exemple. À seulement nous retourner, nous risquons, telle la femme de Loth, d’être changés en statue de sel ou de perdre notre capacité créatrice comme Orphée perd Eurydice pour citer deux figures mythiques de la tradition méditerranéenne.
La création artistique n’est pas simple ornement, mais expression de l’essence même de l’humain dans sa dimension créatrice quand, à travers la symbolisation, le signe parvient à faire signe, quand la créativité humaine parvient à réaliser cette alliance indispensable de la diffé¬rence et de l’universel, quand la singularité de chaque voix parvient à parler sinon à tous du moins à n’importe qui. Il est impor¬tant de s’en souvenir.
En tant qu’écrivain, je ne peux que défendre une définition dynamique de la culture, qui met en avant son pan inventif, qui plaide, ici et mainte¬nant, pour la culture en train de se construire, de déployer à travers croisements, échanges, fécondations mutuelles, d’autres figures, d’autres diversités et d’inventer l’avenir dans la richesse de notre imaginaire et de nos possibles. Cette définition là n’enjoint à personne de renon¬cer à quoi que ce soit de lui-même mais à devenir dans un dialogue incessant avec l’autre. Elle ne définit pas seulement l’homme par ses racines mais par son élan. Depuis toujours dit un conte africain, s’opposent ceux qui veulent partir, découvrir d’autres horizons et ceux qui veulent rester. Ceux de l’arbre et ceux de la pirogue. Mais c’est avec l’arbre qu’on fait la pirogue…
De la même façon que le terme de culture doit retrouver son sens plein, celui d’universalité doit aussi être reconsidéré. On va vite en besogne et en caricature en associant la notion d’universalité à la seule civilisation occidentale. Sans nul doute a-t-¬elle largement contribué à son élaboration philo¬sophique et en a-t-elle réalisé les premières traduc¬tions juridiques, mais réduire la conscience d’une commune humanité à la seule civilisation occiden¬tale est une simplification historique. Je ne puis reprendre l’historique de la notion dans le temps qui m’est imparti mais je citerai Baghat El Nadi et Adel Rifat : « La quête de l’universel n’a pas commencé avec les philosophes de l’Europe des lumières, elle a sans doute commencé avec les sages, les prophètes, les mystiques qui, en cherchant un principe divin unique, ont libéré le sacré de ses frontières locales, de ses ancrages tribaux, ou nationaux, pour en offrir l’accès aux hommes de partout [...] Les philosophes des Lumières, eux, ont donné un autre sens à cette quête, ils l’ont désacralisée. Ils ont affranchi le principe d’univer¬salité de son rapport au divin pour le situer dans la nature même de l’homme, [...] ce qui fonde l’uni¬versel pour eux, ce n’est pas l’appartenance à telle religion ou à telle communauté, c’est l’apparte¬nance à l’humanité. [...] Jusqu’où l’Europe elle-même aura-t-elle servi la figure de cet homme uni¬versel ? Dans quelle mesure l’aura-t-elle trahi notamment à travers l’esclavage et le colonialisme ? Depuis que toutes les autres sociétés, sous l’in¬fluence de l’Europe, sont à leur tour confrontées à cette figure, comment et à quel prix peuvent-elles l’intégrer à leurs propres espaces psychiques et cul¬turels ? »
Tout y est dit de la complexité historique, du dévoiement de la notion d’universalité lorsqu’elle se met au service d’une volonté hégé¬monique, de l’inévitable confrontation de toute société, de tout groupe humain avec cette conscience de notre humanité commune.
Les réponses ne sont pas simples ni le chemin facile. Baghat El Nadi et Adel Rifat ajoutent eux-mêmes : « Pour se rejoindre, le Nord et le Sud ont encore du chemin à faire. Le premier en cessant de croire qu’il a le monopole de l’universel, l’autre en intégrant l’universel à ses valeurs spécifiques. » Redevenir une composante de la communauté humaine, tel est aujourd’hui le travail auquel me sem¬ble devoir s’atteler la pensée occidentale. Mais sans doute d’autres traditions ont-elles aussi à reconsidé¬rer cette part de leur héritage et de leur identité.
La mondialisation a accentué à la fois les inéga¬lités et les ressemblances autour d’un modèle dominant qui arase la richesse des différences sans donner du sens car le seul enrichissement mercan¬tile, qui met l’homme au service de la croissance économique inégalement partagée et non l’inverse ne peut constituer une raison de vivre ni un lien social. Le pari pour l’articulation de l’universel et du respect des différences culturelles se fait contre la dislocation en opposition claniques mais aussi contre le consumérisme uniformisateur dans une effort pour que diversité et droits universels se conjuguent. S’il y une chance pour l’universel c’est dans cet effort de participation de tous au même titre à la communauté humaine.
Que nous le voulions ou non, nous sommes liés dans un destin mondial et la question de l’altérité est au centre de notre survie individuelle et collective. Plus notre diversité est grande, plus elle a besoin de principes communs. C’est cette alliance entre respect de la diversité et droits humains que reflète l’article 4 la déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle : « La défense de la diversité culturelle est un impératif éthique, inséparable du respect de la dignité de la personne humaine. Elle implique l’engagement de respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales, en particulier les droits des personnes appartenant à des minorités et ceux des peuples autochtones. Nul ne peut invoquer la diversité culturelle pour porter atteinte aux droits de l’homme garantis par le droit international, ni pour en limiter la portée. »
L’espèce humaine a, hélas, la capacité de se détruire. Elle a aussi celle de penser cette autodestruction et celle de l’éviter en puisant dans l’ensemble de ses ressources. C’est dire que l’avenir humain ne peut être qu’ouvrage collectif qui n’exclut personne de sa construction et qui évite à la fois l’affrontement de nos particularismes comme l’hégémonie de la seule quête du profit dévastatrice pour la planète et néga¬trice de la personne humaine.
L’avenir ne peut être qu’œuvre commune et produit d’une solidarité et d’une citoyenneté parta¬gées autour d’une vision en mouvement de la cul¬ture et des cultures humaines qui sont, depuis tou¬jours, transmission mais aussi création incessante au contact de l’altérité. À nous d’imaginer, de construire l’avenir et de donner forme et visage à une humanité toujours à inventer.

Extrait de Libres Paroles, Editions Chèvre Feuille Etoilée, 2011

















Vendredi 13 Mai 2005
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22/11/2010