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09/02/2011



LIBRES PAROLES

PAROLES MULTIPLES FEVRIER 2015

Ces paroles plurielles ( articles de journaux et revues, conférences, textes de poètes et écrivains invités du site etc.) font place, aux côtés de la mienne, à d'autres voix, dont je ne partage pas nécessairement en tous points les analyses, mais qui éclairent multiplement le questionnement quand il n’est de parole constructive sur la Cité que s’élaborant dans l’écoute et le dialogue.

Claude Ber

Au sommaire de février 2015:
- LETTRE DE FANNY CAPPEL, Professeur de lettres
- ARTICLE « Comment avons-nous pu laisser nos élèves devenir des assassins ? » LE MONDE 13.01.2015
- TEXTE DU RÉSEAU FÉMINISTE RUPTURES
- POÈME DE CHRISTOPHE LAMIOT-ENOS La vieille ville, devant.
- ARTICLE: Mes élèves, un drame et des mots 14 janvier 2015
- APPEL DU MANIFESTE DES LIBERTÉS- LE MONDE 11 JANVIER 2015
- ABDEMOUR BIDAR Lettre au Monde musulman
- DIDIER FASSIN : «Charlie»: éthique de conviction contre éthique de responsabilité"
-- QUELQUES LIENS INTERNET avec
- un articles de Marie-José MONDZAIN (MÉDIAPART)
- Une Conférence au Colloque international CNRS - NYUNMemory and Trauma : TheStakes of a Memorial Museum, "La leçon d'Albert Camus"



TEXTE DE FANNY CAPPEL PROFESSEUR DE LETTRES A SAINT-DENIS PUBLIÉ DANS TÉLÉRAMA

Prendre son temps, observer, comparer, lire, apprendre, critiquer, s'exprimer…


« Mes chers élèves, Comme vous le savez sans doute, je suis contrainte par des soucis de santé de vous quitter plus tôt que prévu. Je ne pouvais pas le faire sans vous souhaiter toute la réussite possible au lycée, du bonheur dans votre vie personnelle et de belles émotions de lecture…
Cette lettre a aussi un autre but, plus important encore à mes yeux. Après les événements tragiques de la semaine écoulée, je ne peux pas rester muette vis-à-vis de vous. Pas seulement comme enseignante, mais aussi comme citoyenne, comme être humain, tout simplement.
Par-dessus tout, je regrette de ne pas avoir pu mener avec vous l'étude du mouvement des Lumières que j'avais prévu de commencer en cette rentrée. J'espère que vous avez compris que ce n'est plus aujourd'hui un thème scolaire poussiéreux, mais bien une aveuglante question d'actualité.
Les Lumières attaquées
Les “Lumières”, c'est ce qui a été attaqué, avec le massacre perpétré au journal Charlie Hebdo le matin du mercredi 7 janvier, quand les assassins ont crié “on a vengé le prophète Mahomet”.
Cela voulait dire que pour eux, on n'a pas le droit de se moquer de la religion, que cela mérite la mort. C'est donc exactement le contraire des valeurs inventées et portées par le mouvement des Lumières, que la France depuis la Révolution française, quand elle est devenue une République, a adoptées, des valeurs pour lesquelles on continue de se battre au péril de sa vie partout dans le monde. Car les Lumières ce n'est pas un idéal français, ce n'est pas même pas un idéal européen, ce sont des valeurs universelles – pour lesquelles on lutte, vit et meurt partout dans le monde, dans les pays occidentaux ET dans des pays musulmans (en Russie comme en Tunisie, récemment, des journalistes ont été tués parce qu'ils incarnaient la liberté d'expression).
Je voulais en quelques mots, à travers cette lettre, résumer ce que j'aimerais que vous reteniez de ce cours sur les Lumières, si j'avais pu le conduire avec vous. Ce n'est pas un cours “express”, mais quelques graines que je sème… et que vous saurez peut-être faire fructifier en vous, je l'espère.
Une fois n'est pas coutume, j'accompagnerai ma parole de quelques dessins, en hommage aux dessinateurs assassinés. Un dessin en dit souvent aussi long qu'un discours. “Oser penser”, telle est la devise des Lumières au XVIIIe siècle (c'est Kant, un grand philosophe allemand de l'époque, qui l'a formulée ainsi). Cela veut dire penser par soi-même, ne pas laisser les autres penser à sa place, ces “tuteurs” (dit Kant) qui nous enferment dans des pensées toutes faites au nom de notre bien. Penser par soi-même, cela implique de vérifier les faits avant d'en parler, et de réfléchir avec sa raison, pas avec des émotions spontanées. C'est un travail difficile, qui prend du temps, qui exige des efforts.
“Qui peut se permettre de ‘venger’ le prophète comme s’il ne pouvait pas se défendre seul ?”
Par exemple, tout le monde parle au nom du Coran, mais qui l'a lu en entier (en arabe du VIIe siècle, bien sûr, puisque c'était la langue du prophète Mahomet) ? Et qui peut se permettre de le maîtriser complètement, alors que des érudits qui l'ont épluché pendant toute leur existence, et depuis des siècles, ne sont toujours pas d'accord sur le sens de certains passages (c'est évidemment la même chose pour tous les textes religieux) ? Qui peut se permettre de “venger” le prophète comme si le prophète (et ne parlons pas de Dieu lui-même !) ne pouvait pas se défendre seul ? Vous ne trouvez pas cela d'une prétention sans nom, de la part de ces prétendus “fidèles” qui prennent une arme pour tuer au nom de leur Dieu ?
Tout le monde aussi parle de Charlie Hebdo, mais qui parmi vous avant le drame connaissait ce journal, le lisait régulièrement, qui connaissait son histoire et ses dessinateurs, ses rédacteurs, et leurs motivations ? Là encore, c'est l'ignorance qui est meurtrière. Saviez-vous ce que signifie exactement un “journal satirique” (la satire, qui est bien différente de la “moquerie”, du “blasphème” ?), ou l'esprit “libertaire”, ou l'“anticléricalisme” ? Vérifier les faits et choisir bien ses mots, pourchasser toute forme d'erreur grâce à la raison, c'est-à-dire prendre son temps, observer, comparer, avant de conclure, de parler ou d'agir (c'est pourquoi j'aime tant le silence en classe !), ne pas suivre aveuglément une rumeur, un mouvement de foule, une mode, un gourou, un copain qui semble plus savant que vous, et même un parent ou un prof…
Bien vérifier le sens et l’origine des mots
Mieux connaître pour mieux réfléchir, c'est donc le premier travail que nous demandent les Lumières. C'était le but de l'Encyclopédie, qui avait l'ambition de rassembler toutes les connaissances disponibles, et de les offrir au plus grand nombre. Aujourd'hui, dans le flot de paroles et d'informations dont nous sommes inondés à travers les médias et les réseaux sociaux, il est encore plus urgent de bien vérifier le sens précis, l'origine de tous les mots qu'on utilise : “islam” et “islamisme”, “terrorisme” et “fondamentalisme”, “guerre” et “djihad”, “arabe”, “juif”, “musulman”, “laïcité”, “liberté”, etc. Tous ces mots qu'on mélange et qui peuvent créer tant de malentendus fatals, tous ces mots vides, déversés, amplifiés, repris à la folie, quand n'importe qui raconte n'importe quoi, et que des centaines de “twittos” “retwittent” des sottises…
Il est important de connaître la géographie, l'histoire, la réalité non seulement du pays dans lequel on vit, mais aussi des pays sur lesquels on fantasme, à travers les médias. C'est un travail énorme, quotidien. “Oser penser”, et se forger une opinion sur des bases solides, c'est donc le premier défi des Lumières. Le second, qui découle du premier, c'est de permettre à tout être humain d'exprimer sans peur ce qu'il pense. Une fois qu'on est assez sûr de la justesse de son opinion, on doit pouvoir exprimer absolument tout ce qu'on pense, sans aucune limite. Et pour que cela fonctionne, il faut faire un effort encore plus difficile. Se mettre à la place de l'autre. Admettre que l'autre peut penser différemment de soi-même.
Une troisième valeur inventée par les Lumières, c'est la tolérance. C'est, par exemple, quand on est croyant, se mettre à la place d'un non-croyant (et vice versa). Le non-croyant a le droit de dire que Dieu n'existe pas. C'est pour cela qu'il n'existe pas de blasphème pour le non-croyant, car comment offenser quelqu'un qui n'existe pas ? Le croyant a aussi bien sûr le droit de dire que l'opinion du non-croyant le choque, qu'il n'est pas d'accord. Tout le monde avait le droit de dire que Charlie Hebdo n'était pas drôle, tout le monde avait le droit de ne pas le lire, et même de lui intenter un procès (et d'ailleurs les adversaires de Charlie Hebdo ne s'en sont pas privés…). La tolérance, c'est le droit de combattre des idées, pas des personnes.
“On ne peut pas mettre sur le même plan des crayons et des kalachnikov.”
C'est ce que faisaient les dessinateurs de Charlie Hebdo. Engagés, ils luttaient avec leurs plumes, avec leur humour. Là encore, les mots nous piègent. Il y a “combat” et “combat”, “guerre” et “guerre”, “armes” et “armes”. On ne peut pas mettre sur le même plan des crayons et des kalachnikov. Tuer, persécuter l'autre parce qu'il ne partage pas les mêmes idées que soi, cela s'appelle le fanatisme. Les philosophes des Lumières ont défini clairement ce qu'était le fanatisme, et l'ont pris pour cible – Voltaire appelait cela “l'Infâme”, il signait d'ailleurs toutes ses lettres par ce mot d'ordre : “Ecrasons l'Infâme” ! A l'époque, il s'agissait surtout du fanatisme catholique (l'Eglise pourchassait non seulement les libertins athées, mais aussi les jésuites, les protestants, tous ceux qu'elle considérait comme “hérétiques”, et pouvait les exécuter pour cela – faites-moi le plaisir de lire ou de relire le chapitre VI de Candide !).
Aucune religion n'est à l'abri du fanatisme, car le fanatisme n'est qu'une autre forme de la folie, qui atteint des êtres malheureux ou faibles d'esprit – déjà Molière nous avait prévenus avec son Tartuffe. Vous vous souvenez ? Orgon, fanatisé par Tartuffe, est fier de dire qu'à force d'aimer le Ciel, il regarde “comme du fumier tout le monde”, jusqu'à sa propre famille… C'est ce que devaient ressentir les fanatiques qui, au fil de ces trois jours sanglants que nous venons de vivre, ont tué des journalistes, des policiers, des juifs, parce qu'ils les considéraient comme du “fumier”.
Je relis l'article “Fanatisme”, de Voltaire : “Ce sont d'ordinaire les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains. Ils ressemblent à ce vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu'ils iraient assassiner tous ceux qu'il leur nommerait.” On dirait que ce vieux Voltaire a écrit cela en parlant de nos assassins d'avant-hier, non ?
Voilà à peu près ce que j'aurais voulu vous dire de vive voix. Malgré tout, je ne sais pas si j'aurais eu la force de vous parler de tout cela, car je me sens en deuil à titre personnel. Je ne sais pas si j'aurais eu la force de voir en salle des professeurs le faux colis piégé “Je ne suis pas Charlie”, ou d'entendre certains de vos camarades dire que “à Charlie, ils l'avaient bien cherché”. Permettez-moi pour finir cette lettre de sortir du cadre du cours, et de vous livrer un témoignage plus intime.
“Charlie Hebdo” : une famille intellectuelle
Je suis issue d'une famille abonnée à Charlie Hebdo depuis le premier numéro en 1970, bientôt trois générations, et j'ai l'impression d'avoir perdu des proches avec Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Oncle Bernard, Honoré. Je ne les connaissais pas personnellement, mais ils étaient pour moi une famille intellectuelle, une famille d'élection (celle qu'on se choisit, parce qu'on partage des valeurs justement). Exactement comme certains écrivains morts depuis des siècles sont pour moi des amis. Chalie Hebdo, c'était le rire de résistance, qui tache mais ne tue pas, qui attaquait à grands coups de dessin malpolis et souvent “pipi-caca-sexe” (on appelle ça l'humour paillard), à coups de trognes grotesques, et aussi de textes stylés, féroces mais jamais méchants, l'armée, les églises, les excès du pouvoir, la guerre, la lâcheté des forts écrasant les faibles, l'ignorance, bref la bêtise humaine partout où on peut la débusquer.
Charlie nous faisait rire du pire, même de la mort. Je parle au passé, j'espère qu'ils seront nombreux à reprendre le flambeau, même si, je le crains, plus personne ne peut être Charlie comme eux.
J'écris cette lettre au moment où des millions de personnes à Paris, en France, sur la planète, marchent fraternellement sous la bannière “je suis Charlie”. Je suis Charlie, ça veut dire aujourd'hui je suis musulman, juif, chrétien, athée, français, humain. C'est un mot de fraternité, une autre valeur cruciale des Lumières. Vous vivez un événement unique, qui fera date dans l'histoire de la France et peut-être du monde. C'est dans ces occasions-là qu'on grandit, qu'une conscience de citoyen se forge. Ne laissez personne penser à votre place. Lisez, apprenez, critiquez, exprimez-vous avec des armes solides : votre raison, votre savoir. C'est le sens de votre présence au lycée.
Mes chers élèves, pour filer la métaphore jardinière, si j'ai pu être un peu votre “tuteur”, il faut maintenant se passer de tuteur, comme les rosiers qui finissent par pousser tout seuls. Je prendrai évidemment de vos nouvelles…
Votre professeur de lettres, F. Capel

LIEN


« Comment avons-nous pu laisser nos élèves devenir des assassins ? » LE MONDE | 13.01.2015

Nous sommes professeurs en Seine-Saint-Denis. Intellectuels, adultes, libertaires, nous avons appris à nous passer de Dieu et à détester le pouvoir. Nous n’avons pas d’autre maître que le savoir. Ce discours nous rassure et notre statut social le légitime. Ceux de Charlie Hebdo nous faisaient rire ; nous partagions leurs valeurs. En cela, cet attentat nous prend pour cible. Même si aucun d’entre nous n’a jamais eu le courage de tant d’insolence, nous sommes meurtris. Nous sommes Charlie pour cela.
Mais faisons l’effort d’un changement de point de vue, et tâchons de nous regarder comme nos élèves nous voient. Nous sommes bien habillés, confortablement chaussés, ou alors très évidemment au-delà de ces contingences matérielles qui font que nous ne bavons pas d’envie sur les objets de consommation dont rêvent nos élèves : si nous ne les possédons pas, c’est peut-être aussi parce que nous aurions les moyens de les posséder.
Nous partons en vacances, nous vivons au milieu des livres, nous fréquentons des gens courtois et raffinés. Nous considérons comme acquis que La Liberté guidant le peuple et Candide font partie du patrimoine de l’humanité. On nous dira que l’universel est de droit, et non de fait, et que de nombreux habitants de cette planète ne connaissent pas Voltaire ? Quelle bande d’ignares… Il est temps qu’ils entrent dans l’Histoire : le discours de Dakar le leur a déjà expliqué. Quant à ceux qui viennent d’ailleurs et vivent parmi nous, qu’ils se taisent et obtempèrent.
Ces crimes parlent français
Si les crimes commis par ces assassins sont odieux, ce qui est terrible, c’est qu’ils parlent français, avec l’accent des jeunes de banlieue. Ces deux assassins sont comme nos élèves. Le traumatisme, pour nous, c’est aussi d’entendre cette voix, cet accent, ces mots. Voilà ce qui nous a fait nous sentir responsables.
Nous, c’est-à-dire les fonctionnaires d’un Etat défaillant, nous, les professeurs d’une école qui a laissé ces deux-là et tant d’autres sur le bord du chemin des valeurs républicaines, nous, citoyens français qui passons notre temps à nous plaindre de la hausse des impôts, nous contribuables qui profitons des niches fiscales quand nous le pouvons, nous qui avons laissé l’individu l’emporter sur le collectif, nous qui ne faisons pas de politique ou raillons ceux qui en font, etc. : nous sommes responsables de cette situation.
Lire aussi : Réparons ensemble l’injustice faite à la jeunesse
Ceux de Charlie Hebdo étaient nos frères, tout comme l’étaient les juifs tués pour leur religion, porte de Vincennes, à Paris : nous les pleurons. Leurs assassins étaient orphelins, placés en foyer : pupilles de la nation, enfants de France. Nos enfants ont donc tué nos frères. Telle est l’exacte définition de la tragédie. Dans quelque culture que ce soit, cela provoque ce sentiment qui n’est jamais évoqué depuis quelques jours : la honte.
Honte et colère
Alors, nous disons notre honte. Honte et colère : voilà une situation psychologique bien plus inconfortable que chagrin et colère. Si on a du chagrin et de la colère, on peut accuser les autres. Mais comment faire quand on a honte et qu’on est en colère contre les assassins, mais aussi contre soi ?
Personne, dans les médias, ne dit cette honte. Personne ne semble vouloir en assumer la responsabilité. Celle d’un Etat qui laisse des imbéciles et des psychotiques croupir en prison et devenir le jouet des manipulateurs, celle d’une école qu’on prive de moyens et de soutien, celle d’une politique de la ville qui parque les esclaves (sans papiers, sans carte d’électeur, sans nom, sans dents) dans des cloaques de banlieue. Celle d’une classe politique qui n’a pas compris que la vertu ne s’enseigne que par l’exemple.
Ouvrons les yeux sur la situation
Intellectuels, penseurs, universitaires, artistes, journalistes : nous avons vu mourir des hommes qui étaient des nôtres. Ceux qui les ont tués sont enfants de France. Alors, ouvrons les yeux sur la situation, pour comprendre comment on en arrive là, pour agir et construire une société débarrassée du racisme et de l’antisémitisme, laïque et cultivée, plus juste, plus libre, plus égale, plus fraternelle.
« Nous sommes tous Charlie, juifs, policiers… », peut-on porter au revers. Mais s’affirmer dans la solidarité avec les victimes ne nous exemptera pas de la responsabilité collective de ce meurtre. Nous sommes aussi les parents de trois assassins.
Les signataires de ce texte sont Damien Boussard, Valérie Louys, Isabelle Richer et Catherine Robert. Ils sont professeurs au lycée Le Corbusier à Aubervilliers.

http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/13/comment-avons-nous-pu-laisser-nos-eleves-devenir-des-assassins_4555061_3232.html#QgrpiMI7ERwldKOp.99


TEXTE DU RÉSEAU FÉMINISTE RUPTURES

Réseau Féministe « Ruptures »

Communiqué de presse : « Nous sommes Charlie »
10 janvier 2015


Les récents attentats terroristes à la rédaction du journal Charlie Hebdo et dans un Hyper Cascher ont suscité, après un temps de sidération, un fort élan de solidarité national et international. L’équipe de rédaction du Bulletin du Réseau Féministe « Ruptures » se sent profondément touchée et concernée par cette insoutenable atteinte à la liberté d’expression, pilier essentiel de la démocratie.
En janvier 2006, à l’époque de l’affaire des caricatures de Mahomet, nous avions publié un communiqué de presse (paru dans le bulletin de février 2006) que nous avions adressé, en soutien, à Charlie Hebdo. C’est ce texte que vous trouverez ci-dessous. En effet, il nous semble que les problèmes qui y sont soulevés restent en grande partie d’actualité. Il est donc temps d’affronter une situation qui s’est complexifiée depuis, pour y apporter des solutions.


Communiqué au sujet des caricatures sur Mahomet parues dans la presse (Février 2006)

Les caricatures de Mahomet ont provoqué des réactions massives allant parfois jusqu’aux délires les plus outranciers. On a pu observer surtout de beaux exercices de récupérations et de manipulations dans la mesure où l’identité des populations concernées a été accaparée par des acteurs politico-religieux qui prétendaient en être les seuls représentants. Cette lame de fond a pu surprendre. Pourtant, elle devient plus compréhensible si on la replace dans les bouleversements qui ont affecté les pays musulmans dans les vingt dernières années.

Les difficultés économiques et sociales ont largement contribué au développement des mouvements islamistes « qui voient dans l’Islam une idéologie politique qui considère que l’islamisation de la société passe par l’instauration d’un état islamique, et pas seulement par la mise en œuvre de la charia ». (Olivier Roy) Alors que, dans les années soixante-dix, ces mouvements se montraient à la fois conservateurs en politique intérieure et nationalistes, à partir de 1980 se produit une réislamisation des pays musulmans dans tous les domaines ; pour lutter contre les courants radicaux, certains états cherchent à instituer « un islam officiel » en s’appuyant sur des religieux très conservateurs. C’est dans ce contexte que, au Bangladesh, l’écrivaine Taslima Nasreen, condamnée à mort pour blasphème, a dû s’exiler. Elle avait osé dénoncer le patriarcat religieux pour réclamer la laïcité de la loi et la libération des femmes. A partir des années 90, se créent des mouvements qui donnent la priorité à une lecture littérale du Coran et qui s’adressent à l’ensemble de la communauté religieuse, ainsi qu’aux émigrés. C’est à cette époque que dans de petites mosquées, en Europe, des imams incitent des jeunes filles à se voiler. Enfin, apparaît une nouvelle génération, cosmopolite, qui passe au terrorisme.

Lorsqu’une société est en mutation, en crise, ou se juge attaquée, on charge les femmes d’incarner la stabilité, l’identité et ses symboles. C’est pourquoi les féministes ont été très attentives à ces changements, d’autant plus que les femmes sont les premières victimes des intégrismes religieux. Ainsi, la conférence de l’O.N.U. sur la Population, au Caire, en 1993, a suscité de terribles campagnes : le simple fait d’évoquer les questions démographiques était blasphématoire. Lors de la Conférence mondiale sur les femmes, à Pékin en 1995, l’union sacrée de l’intégrisme catholique et musulman s’est violemment opposée aux droits des femmes liés à la sexualité et à la reproduction. Comment ignorer les luttes des femmes iraniennes contre le port du tchador, les résistances des femmes algériennes au diktat des intégristes ! Le dynamitage des bouddhas géants en Afghanistan a aussitôt provoqué un tollé de la presse et des institutions internationales, alors que la situation des femmes afghanes, privées de leurs droits fondamentaux, les avait laissées de marbre.

Les Etats occidentaux ont aussi une grande part de responsabilité puisqu’ils soutiennent des régimes dictatoriaux, corrompus, avant de se retourner contre eux, en fonction de leurs intérêts. En politique intérieure, des élus français ont préféré acheter la paix sociale en livrant des cités aux imams. La mixité des lieux publics a été contestée, voire attaquée, et ils ont laissé faire. En Norvège, on a toléré que des jeunes filles issues de l’immigration, soient arrachées à l’école et mariées de force. Les appels au secours de celles-ci auprès des services de la protection de l’enfance sont restés vains. Seuls des cas particulièrement tragiques ont provoqué un changement d’attitude chez les dévots du relativisme culturel. Récemment, dans l’état de l’Ontario (Canada), il a fallu une mobilisation nationale des femmes canadiennes de culture ou de confession musulmane, relayée par une vaste campagne internationale, pour que le gouvernement daigne abandonner son projet de tribunaux islamiques concernant le droit familial. Ces démissions des pouvoirs publics sont intolérables.

Enfin, il est temps de briser la représentation d’un « monde musulman » comme une entité monolithique. Rappelons qu’au cours du 20ème siècle, des féministes, des courants politiques, des juristes, ont proposé des mesures visant à démocratiser leur pays et à émanciper les femmes. De nos jours, des démocrates, des associations de femmes, des journalistes et bien d’autres luttent pour soulever la chape de plomb. Faisons-les connaître, soutenons-les, donnons-leur la parole, invitons-les au Forum Sociaux Mondiaux. « Il n’existe pas quelque chose comme le choc des civilisations, ainsi que les Bush et Ben Laden voudraient nous le faire croire. Le choc dans le monde d’aujourd’hui est entre fascistes et antifascistes. » (Réseau international Femmes Sous Lois Musulmanes, 26/01/2005). Cette approche ouvre une autre perspective qui traverse les frontières nationales, ethniques et religieuses.

Marie-Josée SALMON, Monique DENTAL
(Extrait du Bulletin du Réseau Féministe « Ruptures, n° 271-Février 2006).



POÈME DE CHRISTOPHE LAMIOT-ENOS La vieille ville, devant.


La vieille ville, le soir.
Par une tour, s’élevant.

Ville, ville, te revoir
depuis de l’eau, un couchant.
Ville dressée, pour mémoire.

Le perdu, trouver, autant
que vieille ville, le soir
illuminée, se dressant.

De la ville, tel avoir
ces feux. Dans le mouvement.
Comme par le rêve : y croire.

Vieille ville, ce devant
de l’eau levant, dans le soir.
Vieille ville, empierrements.



Ou bien avoir, droit devant
dans le non pas loin, mais proche
plus proche qu’apparemment

la construction qui accroche
désir, souterrainement—
Nous éclairant, de la roche.

Avoir, avec soi, portant
comme une tour qui rapproche
de ces feux, en nous, brûlant

à voir, en première approche—
S’y dresser, soudainement
flammes, mouvant que raccrochent

l’eau les lumières, venant
depuis la nuit comme roches
où demeurons, ô, longtemps.



Telle scène, apaisement
il convient de retenir.
Son agir, son mouvement

occupent le souvenir
le constituent. Revenant.
Matrice du « revenir ».

La scène, son déploiement
de circonstances : tenir.
Tient à ceux qui, la voyant

s’en tiennent mieux, la désirent
dans le renouvellement—
De ce qui, revient, nous tire.

Perspective s’enfuyant
oui—Aller, tout à loisir
aller, oui, par l’ « enfuyant ».



La surprise surprenant :
considérer les lumières
feux de l’intérieur, vraiment.

Puis la connaître requiert
surprise, là, surprenant
le rebâtir pierre à pierre

de cette scène, au-dedans
comme au-dehors. Que rivières
y passent, dynamisant

lieu et moment. Les rivières
où des mots viennent, aidant
à traverser, comme pierres

surprise, le surprenant
l’humble apportent, que le fier
renoue, en nous, fortement.



O, écoute, agir, parlant
ô, jeune, vieux, ô, en frère
telle Image revenant

telle, que partageons terre
que partageons, ô, vraiment
notre condition, les mers

les pauses, dans leurs suspens
les courants, comme nos pairs
de l’humble, par humblement—

Tenons-nous, tenons à l’air
qui entretient le vivant
situation si précaire

à laquelle, cependant
tous vont et, ardeurs, s’affairent
à écrire, feux brûlant.



O, écoute, agir, parlant
la nuit, le sombre, alentour
en frère, nuit, nous parant

trouées, oublis, en atours
ce qui appelle, appelant
écoute, comme la tour

écoute, sans bruit, longtemps
sans plus de bruit, qu’à son tour
clapote l’eau nous berçant—

O, musiques, fruits, entourent
nous entourent, tous, dressant
notre attention, carrefours.

O, écoute, agir, parlant
multiplie oreilles pour
le presque-muet, non-violent.



O, écoute, agir, parlant
ce qui nous vient, qu’il faut croire
en surprise, étonnamment :

ce que tu cherches, miroir
voici toi, étrangement
dans le petit, le revoir—

Qu’il nous faut, absolument
pour y croire, pouvoir voir
pouvoir revoir, y brûlant !!!

Au petit, au faible, croire
aux détails disparaissant
avons-nous tant nos avoirs !

Ainsi voue l’agir, parlant
à vie, au respect, au croire
de l’écoute—Au non-violent.



A paroles, se levant
ô, Wolinski, ces lumières
ô, Cabu, tous, éclairant—

Paroles vont, en rivières
portant paroles, courants
qui parlez à travers pierre—

Aux assassinés, dedans
qui s’anime, nous requiert
en nous, demeurez, longtemps—

Pour vous flotte la lumière
à vous, en nous, longuement
de l’ « avec », telle lumière—

Une jeunesse, portant
un outil contre la pierre
contre ses emmurements.



A nous, viennent, revenants
à nous viennent, dans le dur.
Viennent, reviennent, venant.

Reviennent, à nous, qui durent
à nous, en rangs, revenants
en rangs, dans le dur, perdurent

leurs rangs, à nous, revenant.
Qui parlent, nous parlent, sur
ce retour, d’emmêlements

« nous » et « souvenir ». D’allure
à la fois de vif, de lent
de l’instant, de ce qui dure :

la longue file, éclairant
des revenants, sur ces murs
dressés, en face, devant.



Sommes, nous, un nous, dedans
que dit l’oubli, au-dehors.
Le rêve le confirmant.

Sommes, faisons. A des bords
d’embarcations, en dedans
nous laissons-nous, sans remords :

retrouvons ce « nous », dormant
le retrouvons-nous, alors
oubli et mémoire autant.

« Nous » porte, comme un grand corps
nous emporte, arrière, avant
en sorte de corps-à-corps

le « nous », de nous, se formant
sans cesse, encore et encore
en nous, pour nous, loin, longtemps.



Qu’est-ce ? Image, ici, devant.
Portée d’ombres et lumières.
Au-dehors ou au-dedans ?

Image : surprise, pierre.
Par intuition, cependant :
habitation, de rivière.

Demain, hier, maintenant
demeurons en telle pierre—
Qu’elle parle, muettement.

Allons, rêvons, des rivières
se traversent de courants
où mêlent ombre et lumière

les successions s’y formant
de retours, parmi les pierres
de l’eau—Lignes, s’écrivant.



Qu’est-ce ? Image, ici, devant.
Y avons de qui tenir !
Dès l’abord : soulignement.

Se pencher sur, soutenir
de l’Image, l’œil, ce sang :
voir en soi autrui, nous dire

« une tour ». Tour ? L’au-dedans.
Mer, lumières qui attirent ?
Notre au-dedans, tout autant.

De la tour, le lent construire ?
Qu’allons, avec nous, portant
gens chargés de la construire

gens chargés, oui, vaillamment
chargés de nous, de construire
nous, nos Images, nos sangs.



Qu’est-ce ? Image, ici, devant.
Voici que s’ouvre une porte.
Je ne suis plus seulement

mais, porte, en moi, autrui, porte
sa fragilité, son rang.
Autrui : des gens, en cohortes.

Viennent, se multipliant
des gens, remuant, de la sorte
en moi, dans mon au-dedans :

par Image que je porte
qui me transporte, d’autant
que surprises me transportent.

Voici, frêles, savamment
en moi, petits, qui me portent :
ombres, leur « fragilement ».



Qu’est-ce ? Image, ici, devant.
Y voyons nos avenir
et passé dans le présent.

Gens inconnus, accueillir ?
L’inconnu, en nous, dedans.
Gens, manifestes, fleurir

de notre respect, poussant
de nous, allant, pour redire
allant, les « agir » mêlant

de tous ces gens. Tous. Redire
leurs « agir », nous constituant.
Les redire : les écrire.

Dans le passé ? Maintenant.
Dans l’avenir ? Recueillir
paroles, fleurs, zillions d’ans.



L’existence, à nous, passant :
multiplicités, lumières
constances de l’Imageant.

Le jour, la nuit, les lumières
nous y allons, constamment
traversés par leurs rivières

câlinés par leurs courants :
y bâtissons, pierre à pierre
le retour qui, promettant

à nos âmes, la lumière
nos âmes nous dit, parlant.
A nos âmes, mes prières !

Ecoute, écoute, écrivant
ce qui te parle, t’empierre
comme un chemin—L’Imageant.



Nos âmes, la nuit venant
viennent, nous viennent, entourent.
Une tour, devant, montant.

Notre âme/nos âmes/tour
parle(nt), nous parle(nt), disant
l’importance de l’amour—

Tour, amour, montant, montant
de lumières alentour
d’eaux, de lumières, suspens :

sans frontière, âmes, accourent
à nous, la nuit, entourant
son Image apportant, pour

son, Image, nous, portant
la nuit, la nuit, comme jour
la nuit—Ame—Nôtre—Blanc—



Nos âmes, la nuit venant
avons-nous, comme les fleurs
s’ouvrant, devant nous, s’ouvrant—

Pétales longs, belle ardeur
s’ouvrant, les fleurs, nous ouvrant
à leur parole de fleur

à paroles, nous offrant
bouquet d’Images, le cœur
nous donnent, effleurements

cœur de fleur, autrement cœur
nôtre, cœur, nous, le, donnant.
Frères, allons, frères, sœurs

allons paroles, venant
paroles, allons, des fleurs
nous, passant, elles, s’ouvrant.



Chaque chose, se disant
de la main contre la porte :
une poussée. Appuyant

chaque chose, de la sorte
une fois dite, poussant
la porte ouvre, qui transporte.

Chaque chose, transportant
chaque chose, à nous rapporte
la scène, porte formant.

Chaque chose, telle porte
à la fois, inversement
chaque chose, à nous, apporte

en perspective, poussant
de la scène, comme porte
ouvrant, devant, nous, l’ « ouvrant ».



Circonstances nous parlant
aux circonstances, renaître.
En nous : ce donnant donnant.

Circonstances, le renaître.
Possible des mouvements.
En perspective, apparaître.

Disposer, fourmillement
des circonstances, peut être
au profit, alors, du lent

de l’enfoui, du nous. Remettre
avenir et passé dans
cette vie, notre apparaître.

Nous parle, le renaissant
aux circonstances. Nous mettre
à ce renaître, écrivant !



Mes élèves, un drame et des mots mercredi, janvier 14, 2015

Ce billet n’a pas été simple à écrire. Il rassemble à la fois mes interrogations, celles de mes élèves, ce que j’en comprends et ce que j’en ai tiré comme réflexions. Pas de conseils ici, mon expérience seulement.

Que leur dire…

Le prof, c’est un être humain qui gère de l’humain, et l’histoire de chacun donne une coloration à la manière dont nous dialoguons à chaud avec nos élèves sur des événements tragiques comme ceux survenus en cette semaine de rentrée. J’ai un bagage, et je savais jeudi dernier qu’il allait me falloir compter avec, quand bien même je devais « être prof ».

Mon histoire, c’est la sidération pendant les trois jours qu’ont duré les attentats de Bombay en 2008, qui ont laissé la ville groggy pendant des mois ; ceux aussi de 2011 qui ont tué à quelques centaines de mètres de chez moi. Le fait en tant qu’Occidentale d’être cible potentielle s’est ajouté à mon histoire parisienne et de voyageuse, d’avoir conscience que cela peut sauter n’importe où, n’importe quand. De savoir par mon histoire familiale que cela peut VRAIMENT dériver n’importe quand. J’ai retenu de cela le besoin de se réunir, de se serrer, de parler encore et encore, et d’accepter les regards qui se croisent et s’embuent : l’élan viscéral de se sentir humain, solidaires, de partager la peine et l’angoisse. C’est avec cette idée que je suis entrée dans une salle des profs bouleversée.

Mon histoire, ce sont aussi les cris « Vive Al-Qaeda, vive Ben Laden ! » proférés par des 4è devant les attentats de Madrid au début de ma carrière : colère, indignation, incompréhension, et l’absence de réponse institutionnelle à cela. Mes élèves n’avaient-ils donc pas d’empathie ? de retenue ? étaient-ils tous des militants potentiels de l’intégrisme armé ?

Un peu plus d’expérience m’a appris qu’ils étaient surtout des adolescents ; qui plus est, des ados élevés au pied d’un HLM du Val-d’Oise, enfermés dans un microcosme dont ils savaient déjà pertinemment qu’ils ne sortiraient jamais. Les vacances, c’était avec un sourire éclatant aller voir leur tante à Villiers-le-Bel. Des ados dont l’univers était pour nombre d’entre eux marqués par un non-dit absolu sur l’histoire familiale, le pourquoi de l’émigration (et je le vérifie encore aujourd’hui), si ce n’est « la guerre ». L’enfermement, géographique, corporel, intellectuel, culturel et historique.

Voici les élèves auxquels j’allais m’adresser.

Mes élèves.

Alors eux d’abord

J’ai commencé chacun de mes cours en leur disant : « il s’est passé quelque chose de grave, qui touche de nombreuses personnes et qui touche à plein de choses. Quelqu’un peut raconter ce qui s’est passé ? ». J’ai refusé d’encadrer leur pensée, de recourir au bouclier des programmes : faire rentrer le réel dans des définitions et des cases érudites créées par des adultes pour des adultes. J’ai refusé de partir du principe que j’allais contrer frontalement, du haut de ma position d’adulte et de prof, les éventuels dérapages : quand il faut lutter pied à pied contre des thèses fallacieuses, des idées dangereuses, il faut laisser les ados s’exprimer librement plutôt que de se protéger en réduisant immédiatement leur lecture à « liberté d’expression », « liberté de la presse », « laïcité ». Les grands concepts viendront après, peut-être, selon ce qu’ils diront.

Il s’est avéré que presque tous avaient suivi avec attention le déroulement des événements. Ils avaient retenu les noms, les lieux, les hypothèses déjà avancées par les médias. Ils avaient pour certains une lecture bien arrêtée, oscillant entre le « ouais Charlie Hebdo est allé trop loin mais en même temps ça ne se fait pas de tuer » et le « c’est n’importe quoi, c’est pas des musulmans ça » et « en même temps, hein, la classe d’avoir une kalach !« . Le travestissement de l’émotion, les mots et les provocations de purs ados. Mais ils étaient en demande de clarification, tout autant que nous.

Et ça, chercher le pourquoi, c’était déjà une victoire.

La disproportion

Dans l’attentat contre Charlie Hebdo, l’inadéquation entre l’insulte et la riposte n’est pas du tout venue à l’esprit de la plupart de mes élèves. Il faut dire que ces derniers se battent jusqu’à casser des nez, avoir la bouche en sang, se faire fracturer un tibia, pour une insulte : pour des mots proférés dans une classe, un couloir ou une cour de récréation. Juste des mots. Réellement du sang, réellement des plâtres. Dans une large proportion, ce sont aussi des élèves qui connaissent les coups comme réponse à des notes scolaires, des paroles, des soucis familiaux. Et quand ils s’intéressent d’eux-mêmes à la géopolitique, c’est uniquement au conflit israélo-palestinien, vu au prisme encore de la disproportion : de pauvres hères dépenaillés et affamés dans les ruines de Gaza face à la mécanique huilée et ultra-puissante d’Israël. La disproportion est constitutive de leur vision du monde, elle est naturelle et fait loi. Je soupçonne même qu’il y ait un peu de Schadenfreude dans l’attitude de certains, si les coups tombent sur quelqu’un d’autre, c’est qu’ils ne tombent pas sur moi.

Alors là, j’ai repris la parole. J’ai comparé, donné des exemples simples. J’ai fait appel à leur sens de l’équité, très éveillé à cet âge-là le plus souvent. Où se trouve la gloire à frapper plus fragile que soi ? Où se trouve l’héroïsme dans la kalachnikov qui anéantit le crayon ?

La compassion variable

Dans leur description des faits connus, leur compassion était quasi nulle il faut bien l’admettre. Tout d’abord parce que Charlie Hebdo ne signifie absolument rien pour eux : par leur âge, leurs centres d’intérêt, leur milieu social, ils ne le lisaient pas, n’en connaissaient pas les dessinateurs et il n’y a aucune raison pour que des gamins nés entre 2000 et 2004 aient eu ce journal entre les mains. Et l’empathie quand on est ado, elle est d’abord pour son nombril, j’en veux pour preuve les hurlements de rire quand un élève tombe de sa chaise. Charlie Hebdo leur évoquait aussi une polémique sur la représentation de Mahomet parce que, uniquement, les médias l’avaient rappelée dès mercredi.

La compassion variable est un trait humain pointé du doigt à chaque catastrophe aérienne ou géologique : l’empathie est créée par la proximité réelle ou supposée avec les victimes, et nous pensons le monde en terme de proximité géographique (ce qui arrivait en Inde m’émouvait encore plus quand j’y vivais), religieuse (les églises brûlées et les chrétiens massacrés dans l’Est de l’Inde ou en Birmanie, avec les musulmans au passage, par les hindous et les bouddhistes touchent profondément des catholiques de mon entourage), ethnique pour certains (cela ne fait pas partie de mes cadres mais je le conçois).

Comme mes élèves ne sont pas moins humains que les autres, leur émotion s’est dévoilée quand ils ont entendus les noms de Ahmed Merabet, de Mustafa Ourrad, quand ils ont vu la couleur de peau et le nom de Clarissa Jean-Philippe. La proximité culturelle, ethnique. Et étrangement, l’âge a fait mouche aussi : ils se sont indignés en prenant conscience que certains des dessinateurs étaient des « papys ». Des papys armés d’un crayon, face à des kalachnikov tenues par des trentenaires.

« Ah ouais, là, c’est abusé quand même…«

Il n’y a pas de fumée sans feu

Mais dans un univers fait de sanctions et de coups, lorsqu’il arrive quelque chose c’est qu’on l’a un peu cherché, non ? C’est sans doute l’argument qui revient le plus de la part des élèves, avec en ligne la polémique originelle, les caricatures de Mahomet, et la Une un peu trop fine pour qui veut ne trouver que de l’insulte partout dessinée par Cabu. Je n’ai pas eu besoin de leur projeter quoi que ce soit : apparemment, tous les avaient vues ou faisaient semblant de les connaître. Et de surenchérir sur le fait qu’ils avaient aussi regardé la vidéo où Ahmed Merabet se fait exécuter, ainsi que celles des journalistes régulièrement assassinés par Daesh.

Horreur… ou bien peut-être les rodomontades et roulements de mécanique d’adolescents…

Toujours est-il que le journal l’avait bien cherché, et donc avait mérité la punition. On rejoint là les réflexions qui surgissent souvent pendant l’année témoignant selon moi du besoin de justifier la terreur : si les nazis ont voulu exterminer les Juifs, si « tout le monde » déteste les Juifs, c’est que quelque part… ils ont fait quelque chose pour le mériter. L’enfant comme l’adolescent a besoin d’une explication à l’horreur, et quand bien même la peine est disproportionnée, ils établissent une réciproque immonde mais « logique » : si tu fais quelque chose, tu es puni ; si tu es puni, c’est que tu as fait quelque chose. Alors les dessinateurs de Charlie Hebdo l’avaient nécessairement cherché. Sinon, c’est que le monde ne tourne pas rond…

Que mes élèves n’aient aucune idée de ce que contenait et contient le reste du journal, les caricatures vitriolesques de Le Pen, du pape, de Dieudonné, de Sarkozy, d’imams et de rabbins, de tout le monde en fait n’a aucune importance. Charlie dans leur imaginaire est le journal d’une seule chose, qui aurait touché leur âme et leur conscience, la représentation du Prophète. « Sérieux, ça ne se fait pas, ça, c’est de l’irrespect Madame !« .

Alors parlons un peu de respect.

L’oukaze du respect

Cette notion, on en a badigeonné mes élèves depuis leur plus tendre enfance. Elle est devenue depuis une vingtaine d’année le quatrième mot à ajouter à la devise de la République, en banlieue pauvre en tout cas : le Respect, ce sera le cadre de pensée qui empêchera un peu la marmite d’exploser. Comme le mot « tolérer » (quel mépris : tolérer, c’est accepter de subir !), le respect a tellement été vidé de sens qu’il s’applique à tout indifféremment : on doit « respecter » les autres, accepter leur couleur de peau tout en cédant la place aux personnes âgées, ne pas cracher par terre et écouter l’opinion des autres, ne pas couper la parole aux professeurs et ne pas insulter les élèves. Ce respect-là, tel qu’il a été enseigné, cela s’appelle la politesse.

La loi elle ne s’occupe pas de politesse, mais ça mes élèves ne le savent pas. Pour eux, Charlie et tout le monde est contraint par la loi d’être poli et précautionneux : ne pas insulter la religion des autres, ne pas moquer les convictions des autres puisqu’il est écrit que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses« . Inquiéter, embêter, moquer, respecter : c’est du pareil au même. De plus, la loi de 1905 reconnaissant toutes les religions et leur pratique, comme la pratique de l’Islam implique de ne pas représenter Mahomet il est imposé à tous de ne pas insulter les croyants musulmans en représentant Mahomet… Raccourcis, contre-vérités, mésinterprétations, raisonnements erronés : là, on le sait, il y a du boulot et ce n’est pas avec la portion congrue d’heures de cours que l’histoire-géographie-éducation civique reçoit avec des programmes pantagruéliques qu’on en arrivera à bout.

La relativité des lois

Et puis, il faut revenir à Antigone.

Expliquer encore et encore à des esprits pétris de religieux, et pas seulement d’Islam mais aussi de christianisme évangélique, que la religion est une conviction personnelle, qu’elle n’est pas au-dessus de la loi quand bien même elle importe à notre esprit, notre coeur, nos traditions. Qu’il ne peut pas y avoir blasphème dans un journal français, puisque les dessinateurs n’étaient pas musulmans, qu’ils n’ont pas obligé les musulmans à dessiner des images du Prophète, qu’ils ne les ont pas obligés à les regarder ou à acheter le journal. Et parce que tout simplement, le délit de blasphème n’existe pas en France.

Ils comprennent très bien que chaque pays a ses lois, mais leur inexpérience leur empêche de savoir qu’une personne qui se déplace est soumise aux lois du pays où elle se trouve. Je leur ai raconté la déférence absolue due au roi de Thaïlande et à ses photos quelle que soit notre nationalité, je leur ai dit l’interdiction pour moi, femme, de conduire en Arabie Saoudite alors que j’ai le permis, de me rendre et me déplacer sur le territoire si je ne suis pas accompagnée d’un tuteur, père, frère, mari ou fils, alors que je suis indépendante. Parce que c’est la loi, quand bien même elle offense mes convictions personnelles et éventuellement religieuses. La loi humaine est au-dessus des lois divines. Sauf dans les pays où il est clairement dit que c’est la loi religieuse qui fait loi. Mais ce n’est pas le cas en France. Il y a là une nécessité de hiérarchiser, de séculariser la pensée, avec des élèves qui ont du mal à faire la part des choses.

Expliquer enfin qu’une tradition religieuse ne concerne que les croyants de cette religion, pas les pratiquants d’autres religions ou les non-croyants. Ce qui est évidence pour moi, adulte et athée, ne l’est pas du tout pour eux. Je n’ai pas, habitant avec toi, à exclure le porc de mon assiette si ta religion implique de ne pas en manger : il en va de la politesse que lorsque je cuisine, je te propose un plat sans porc, mais qu’il en va aussi de la politesse que tu ne m’imposes pas de manger sans porc (tiens, ça me rappelle mon billet sur le végétarisme ça…). Tu ne m’imposes pas tes contraintes, je ne t’impose pas les miennes : c’est ça, la politesse, le « respect ».

Compliqué. Il faudra y revenir, encore et encore.

L’art du professeur.

Le « deux poids deux mesures »

Progressivement apparaît en dialoguant avec les élèves un sentiment sous-jacent qui parcourt bien des cours d’histoire. Le sentiment de ne pas être écoutés, de ne pas être entendus surtout.

Evidemment c’est en grande partie lié à cet âge où l’on rit et crie fort dans les rues pour se faire remarquer, l’âge où l’on surjoue l’agressivité en pensant que c’est de la personnalité, l’âge où pour s’affirmer soi on s’affirme avant tout contre tous. Mais il y a aussi, notamment pour mes élèves d’origine algérienne, une mémoire occultée faite de confusions, de non-dits et de sang : bien souvent à l’origine de la migration de leurs parents, et non de leurs grands-parents, la Guerre d’Algérie est un point de cristallisation. Mes élèves confondent en toute candeur la guerre d’indépendance et la guerre civile, en font un récit manichéen…

Mais si vous saviez. La demande pressante, presqu’une supplique, chaque début d’année dès la 6è : « Madame, on parlera de la Guerre d’Algérie cette année ?« . Si vous saviez le poids mémoriel, le travail énormissime qu’il y a à faire pour rendre droit de cité à une mémoire qui empoisonne ces gamins et nous avec, un désir de vengeance fondé sur rien, un besoin que soit reconnue une souffrance endossée par chaque génération. Pas un mea culpa mais un véritable travail d’historien et de pédagogie pour donner des pistes, un cadre de réflexion, une place réelle dans les mémoires et pas un cours-croupion, qui permettrait à ces élèves et à ces jeunes d’accéder à une reconnaissance après laquelle ils désespèrent.

L’étape suivante ? Comme ces ados ont souvent l’âge émotionnel d’un enfant de 3 ans, pire que de ne pas être écouté, c’est avoir le sentiment que d’autres sont plus écoutés que nous.

Le sentiment d’injustice est alors décuplé.

Se rendre intéressant

La dieudonnisation fonctionnant bien, la question des Juifs et de la Shoah est de temps à autre soulevée par un élève plus provocateur ou plus volubile que les autres. Cela prend la forme du « on parle trop des Juifs et pas assez de « nous » « , « on peut blaguer sur les Arabes mais pas sur les Juifs« . Si l’on enlève les mots qui heurtent et que l’on écoute le ton, on entend effectivement « moi, moi, moi« .

J’ai au début de ma carrière été désemparée de devoir expliciter ce qui relève de l’empathie, de l’humain, de la finesse, ou peut-être d’une éducation. Mais j’explique. Rire de la mort de 6 millions de personnes, femmes et enfants compris, dans des circonstances d’une cruauté infinie est aussi peu adéquat, drôle et pertinent que de faire de l’humour sur les tortures en Algérie ou les conditions et les conséquences de la traite négrière. Que faire de l’humour, c’est pointer une contradiction (du type : « t’es une fille, t’as pas de shampooing ?« … nan, désolée, c’est pour me détendre un peu…) et la mettre à distance pour faire passer un message, ou détendre l’atmosphère sur un sujet sensible ou douloureux. Voyez le Charlie Hebdo d’aujourd’hui en la matière…

S’ajoute parfois l’argument que si les synagogues et les écoles juives sont protégées, c’est parce qu’ « il n’y en a que pour les Juifs et qu’ils veulent se rendre intéressants« . Il y a l’idée qu’être protégé c’est être faible, ou bien auréolé de prestige : comme une star ou un footballeur, on est quelqu’un d’important. Donc si les Juifs sont protégés… c’est qu’ils sont plus importants que les autres ?

Lutter pied à pied, doucement, ne pas tomber dans le panneau de la confrontation, opposer des faits, des faits, des faits. Rappeler que des Juifs ont été tués à Toulouse, dans une école, récemment et uniquement parce qu’ils étaient juifs. Et que l’HyperCasher n’était pas une épicerie choisie au hasard mais parce que juive et fréquentée par des Juifs. La menace est réelle et concrète. Il y a des morts au bout.

Et puis raisonner un peu par l’absurde. Leur demander s’ils désirent donc que des musulmans soient tués dans un attentat contre une mosquée pour enfin « avoir la chance et le privilège » de vivre une vie surveillée ? D’aller à l’école coranique accompagnés par des policiers ? Leur demander aussi s’ils pensent que les gamins de Peshawar trouvent ça drôle d’avoir gagné le privilège d’aller à l’école protégés…

La spécificité de l’antisémitisme

Mais le plus intéressant dans tout cela, c’est de revenir aux mots.

Une des questions qui hérisse mes élèves, c’est de savoir… pourquoi on a besoin d’un mot différent dans la loi et dans le vocabulaire quotidien pour qualifier la haine des Juifs ? Leur interrogation est sincère et récurrente, parce qu’elle introduit encore cette idée que « pour les Juifs, c’est toujours différent« .

Le racisme est un des autres sujets transversal de la scolarité de mes élèves, on l’aborde par les programmes, on l’aborde par les projets dès le primaire. Le racisme opère sur des critères d’ethnie, de religion, d’origine géographique etc. Dans leur idée, l’antisémitisme devrait être intégré sous le concept de racisme. Et c’est peut-être ce qui m’a demandé le plus de temps à clarifier pour moi-même… pourquoi le racisme est-il distinct de l’antisémitisme… que recouvre donc cette notion d’antisémitisme…

… rien. Rien de concret. Ce n’est pas une question de pratique religieuse ou de concurrence. Ce n’est pas une question de couleur de peau. Ce n’est pas une question d’origine géographique. Ce n’est rien de physique, de culturel, de politique, ce n’est rien de tout cela. Peut-être la réflexion la plus édifiante à cet égard a été celle d’une élève me disant « Madame, quand on va dans le quartier des Juifs, ils nous regardent bizarrement« .

Voilà. Le rien absolu. Et tout ce qui s’engouffre dedans : les fantasmes et les rumeurs, tout peut avoir un sens puisque de toute manière, l’antisémitisme ne repose sur aucun critère concret. Tout peut donc venir l’alimenter : un peuple différent (rare), l’argent (toujours), la puissance occulte (moins à leur âge), la manipulation (plus). Le fantasme qui perdure depuis les débuts du christianisme, avec ses couches qui s’ajoutent à chaque crise de l’histoire : les rites sanguinaires du Moyen Âge, le critère du sang introduit par les rois espagnols, l’âpreté au gain des grands argentiers du roi et de l’industrie etc.

« Alors Madame, pourquoi leur tape-t-on dessus s’ils n’ont rien fait ?« . Pharmakos, le bouc émissaire, El Fennec me rappelant très justement ce proverbe shadok :

Proverbe Shadok

Alors ?

Un prof est sous le feu nourri de mille questions à la fois. Le dialogue est possible mais le débat serein ne l’est pas tant nous sommes tous face à nos limites quand ce qui nous semble évident, moralement et socialement, est mis en cause. Nous sommes en première ligne d’une lutte pour laquelle nous n’avons que trop peu de moyens, humains et horaires. Pas besoin de textes pétris de bonnes intentions, pas besoin de liens vers des séquences sur la liberté d’expression, pas besoin d’émission sur « comment parler des attentats avec les élèves » : donnez-nous des médecins scolaires, des assistantes sociales, des COP, des assistants d’éducation, des éducateurs, des profs payés et traités correctement. Donnez-nous des heures pour aider à réfléchir, interroger et comprendre le monde dans lequel nos élèves vivent et sont amenés à prendre part. Tout simplement.

Les propos de certains de mes élèves, rares pour les provocateurs, plus nombreux pour les « testeurs », paraissent outranciers ? Ecoutons-les. Que nous disent-ils d’eux, de notre société, de nous ? Ces élèves tâtonnent. Questionnent. Répètent. Provoquent. Essaient d’interpréter à partir des seuls cadres de pensée dont ils disposent. Ce sont des adolescents qui sont en train de se former. A les contrer en ridiculisant leurs vues que nous jugeons étriquées, passéistes et dangereuses, nous perdrons à chaque fois. Ce sont des ados et nous sommes des adultes. Ecoutons-les avant de les qualifier de « graine d’islamistes »…

Note : la véritable marche républicaine commence maintenant. La question de l’Ecole certes, mais de tout le reste aussi. Les service sociaux, le milieu carcéral, la prise en charge psychiatrique : tout cela relève de notre engagement de citoyen. Jusqu’où et comment sommes-nous prêts à nous engager ?

http://www.chouyosworld.com/2015/01/14/mes-eleves-un-drame-et-des-mots/

APPEL DU MANIFESTE DES LIBERTÉS- LE MONDE 11/1É JANVIER 2015

Cher(e)s ami(e)s,

Je vous transmets, dans ce mail, un texte intitulé "Nous ne céderons pas à la peur", et signé par quelque 500 personnes issues du monde arabe et musulman (artistes, universitaires, écrivains, journalistes, médecins, avocats, militants associatifs...). Il a été publié dans "le Monde" daté du 11/12 janvier 2015, sous forme d'encart publicitaire pleine-page payé par des signataires (en PJ), puis accueilli, avec une mise à jour des signatures, par le site de Mediapart.

Ce texte a été élaboré dès le jour de l'attentat contre « Charlie Hebdo » (7 janvier 2015), à l'initiative d'intellectuels – en liaison avec l'association du Manifeste des libertés –, bientôt rejoints par des militants associatifs.
En raison de la gravité de l'événement, il a été considéré comme important que ce texte soit signée, d'abord, par des personnes originaires du monde arabe et musulman.
Il ne fait pas état du dénouement tragique de la prise d'otages de Vincennes, qui n'avait pas encore eu lieu au moment de sa mise sous presse pour publication dans « le Monde ».
Les coordinateurs de cette initiative s'associent évidemment au deuil des familles et des proches des victimes de la tuerie antisémite de Vincennes – Philippe Braham, Yohan Cohen, Yoav Hattab, François-Michel Saada –, et de la famille et des proches de la policière tuée à Montrouge, Clarissa Jean-Philippe.

Nous ne céderons pas à la peur

Aux familles et aux proches de Charb, Cabu, Wolinski, Tignous,
Bernard Maris, Honoré, Elsa Cayat, Mustapha Ourad, Frédéric Boisseau, Michel Renaud,
ainsi que des policiers Franck Brinsolaro et Ahmed Merabet,

À toute l'équipe de Charlie Hebdo,

Nous disons notre effroi, notre solidarité, notre chagrin.

À leurs tueurs, nous disons qu'ils nous trouveront en travers de leur chemin, au côté de la liberté.

[La liste des premiers signataires, comme de ceux qui se joints à eux, est affichée sur le site Mediapart : cliquer ici.]

Amicalement,
Tewfik Allal,
coordinateur du Manifeste des libertés


PS1 : un texte de Dominique Eddé, signataire, qui parle de cette initiative, dans le site Lemonde.fr : cliquer ici.

PS2 : Encart "Nous ne céderons pas à la peur" publié dans "le Monde" du 11/12 janvier 2015 :

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Abdennour Bidar Lettre ouverte au monde musulman

Abdennour Bidar
Philosophe spécialiste des évolutions contemporaines de l'islam et des théories de la sécularisation et post-sécularisation
Lettre ouverte au monde musulman
Publication: 15/10/2014 22:58 EDT Mis à jour: 09/01/2015 17:19 EST

Cher monde musulman, je suis un de tes fils éloignés qui te regarde du dehors et de loin - de ce pays de France où tant de tes enfants vivent aujourd'hui. Je te regarde avec mes yeux sévères de philosophe nourri depuis son enfance par le taçawwuf (soufisme) et par la pensée occidentale. Je te regarde donc à partir de ma position de barzakh, d'isthme entre les deux mers de l'Orient et de l'Occident!
Et qu'est-ce que je vois ? Qu'est-ce que je vois mieux que d'autres sans doute parce que justement je te regarde de loin, avec le recul de la distance ? Je te vois toi, dans un état de misère et de souffrance qui me rend infiniment triste, mais qui rend encore plus sévère mon jugement de philosophe ! Car je te vois en train d'enfanter un monstre qui prétend se nommer État islamique et auquel certains préfèrent donner un nom de démon : DAESH. Mais le pire est que je te vois te perdre - perdre ton temps et ton honneur - dans le refus de reconnaître que ce monstre est né de toi, de tes errances, de tes contradictions, de ton écartèlement interminable entre passé et présent, de ton incapacité trop durable à trouver ta place dans la civilisation humaine.
Que dis-tu en effet face à ce monstre ? Quel est ton unique discours ? Tu cries « Ce n'est pas moi ! », « Ce n'est pas l'islam ! ». Tu refuses que les crimes de ce monstre soient commis en ton nom (hashtag #NotInMyName). Tu t'indignes devant une telle monstruosité, tu t'insurges aussi que le monstre usurpe ton identité, et bien sûr tu as raison de le faire. Il est indispensable qu'à la face du monde tu proclames ainsi, haut et fort, que l'islam dénonce la barbarie. Mais c'est tout à fait insuffisant ! Car tu te réfugies dans le réflexe de l'autodéfense sans assumer aussi, et surtout, la responsabilité de l'autocritique. Tu te contentes de t'indigner, alors que ce moment historique aurait été une si formidable occasion de te remettre en question ! Et comme d'habitude, tu accuses au lieu de prendre ta propre responsabilité : « Arrêtez, vous les occidentaux, et vous tous les ennemis de l'islam de nous associer à ce monstre ! Le terrorisme, ce n'est pas l'islam, le vrai islam, le bon islam qui ne veut pas dire la guerre, mais la paix! »
J'entends ce cri de révolte qui monte en toi, ô mon cher monde musulman, et je le comprends. Oui tu as raison, comme chacune des autres grandes inspirations sacrées du monde l'islam a créé tout au long de son histoire de la Beauté, de la Justice, du Sens, du Bien, et il a puissamment éclairé l'être humain sur le chemin du mystère de l'existence... Je me bats ici en Occident, dans chacun de mes livres, pour que cette sagesse de l'islam et de toutes les religions ne soit pas oubliée ni méprisée ! Mais de ma position lointaine, je vois aussi autre chose - que tu ne sais pas voir ou que tu ne veux pas voir... Et cela m'inspire une question, LA grande question : pourquoi ce monstre t'a-t-il volé ton visage ? Pourquoi ce monstre ignoble a-t-il choisi ton visage et pas un autre ? Pourquoi a-t-il pris le masque de l'islam et pas un autre masque ? C'est qu'en réalité derrière cette image du monstre se cache un immense problème, que tu ne sembles pas prêt à regarder en face. Il le faut bien pourtant, il faut que tu en aies le courage.

Ce problème est celui des racines du mal. D'où viennent les crimes de ce soi-disant « État islamique » ? Je vais te le dire, mon ami. Et cela ne va pas te faire plaisir, mais c'est mon devoir de philosophe. Les racines de ce mal qui te vole aujourd'hui ton visage sont en toi-même, le monstre est sorti de ton propre ventre, le cancer est dans ton propre corps. Et de ton ventre malade, il sortira dans le futur autant de nouveaux monstres - pires encore que celui-ci - aussi longtemps que tu refuseras de regarder cette vérité en face, aussi longtemps que tu tarderas à l'admettre et à attaquer enfin cette racine du mal !
Même les intellectuels occidentaux, quand je leur dis cela, ont de la difficulté à le voir : pour la plupart, ils ont tellement oublié ce qu'est la puissance de la religion - en bien et en mal, sur la vie et sur la mort - qu'ils me disent « Non le problème du monde musulman n'est pas l'islam, pas la religion, mais la politique, l'histoire, l'économie, etc. ». Ils vivent dans des sociétés si sécularisées qu'ils ne se souviennent plus du tout que la religion peut être le cœur du réacteur d'une civilisation humaine ! Et que l'avenir de l'humanité passera demain non pas seulement par la résolution de la crise financière et économique, mais de façon bien plus essentielle par la résolution de la crise spirituelle sans précédent que traverse notre humanité toute entière ! Saurons-nous tous nous rassembler, à l'échelle de la planète, pour affronter ce défi fondamental ? La nature spirituelle de l'homme a horreur du vide, et si elle ne trouve rien de nouveau pour le remplir elle le fera demain avec des religions toujours plus inadaptées au présent - et qui comme l'islam actuellement se mettront alors à produire des monstres.
Je vois en toi, ô monde musulman, des forces immenses prêtes à se lever pour contribuer à cet effort mondial de trouver une vie spirituelle pour le XXIe siècle ! Il y a en toi en effet, malgré la gravité de ta maladie, malgré l'étendue des ombres d'obscurantisme qui veulent te recouvrir tout entier, une multitude extraordinaire de femmes et d'hommes qui sont prêts à réformer l'islam, à réinventer son génie au-delà de ses formes historiques et à participer ainsi au renouvellement complet du rapport que l'humanité entretenait jusque-là avec ses dieux ! C'est à tous ceux-là, musulmans et non musulmans qui rêvent ensemble de révolution spirituelle, que je me suis adressé dans mes livres ! Pour leur donner, avec mes mots de philosophe, confiance en ce qu'entrevoit leur espérance!
Il y a dans la Oumma (communauté des musulmans) de ces femmes et ces hommes de progrès qui portent en eux la vision du futur spirituel de l'être humain. Mais ils ne sont pas encore assez nombreux ni leur parole assez puissante. Tous ceux-là, dont je salue la lucidité et le courage, ont parfaitement vu que c'est l'état général de maladie profonde du monde musulman qui explique la naissance des monstres terroristes aux noms d'Al Qaida, Al Nostra, AQMI ou de l'«État islamique». Ils ont bien compris que ce ne sont là que les symptômes les plus graves et les plus visibles sur un immense corps malade, dont les maladies chroniques sont les suivantes: impuissance à instituer des démocraties durables dans lesquelles est reconnue comme droit moral et politique la liberté de conscience vis-à-vis des dogmes de la religion; prison morale et sociale d'une religion dogmatique, figée, et parfois totalitaire ; difficultés chroniques à améliorer la condition des femmes dans le sens de l'égalité, de la responsabilité et de la liberté; impuissance à séparer suffisamment le pouvoir politique de son contrôle par l'autorité de la religion; incapacité à instituer un respect, une tolérance et une véritable reconnaissance du pluralisme religieux et des minorités religieuses.
Tout cela serait-il donc la faute de l'Occident ? Combien de temps précieux, d'années cruciales, vas-tu perdre encore, ô cher monde musulman, avec cette accusation stupide à laquelle toi-même tu ne crois plus, et derrière laquelle tu te caches pour continuer à te mentir à toi-même ? Si je te critique aussi durement, ce n'est pas parce que je suis un philosophe « occidental », mais parce que je suis un de tes fils conscients de tout ce que tu as perdu de ta grandeur passée depuis si longtemps qu'elle est devenue un mythe !
Depuis le XVIIIe siècle en particulier, il est temps de te l'avouer enfin, tu as été incapable de répondre au défi de l'Occident. Soit tu t'es réfugié de façon infantile et mortifère dans le passé, avec la régression intolérante et obscurantiste du wahhabisme qui continue de faire des ravages presque partout à l'intérieur de tes frontières - un wahhabisme que tu répands à partir de tes lieux saints de l'Arabie Saoudite comme un cancer qui partirait de ton cœur lui-même ! Soit tu as suivi le pire de cet Occident, en produisant comme lui des nationalismes et un modernisme qui est une caricature de modernité - je veux parler de cette frénésie de consommation, ou bien encore de ce développement technologique sans cohérence avec leur archaïsme religieux qui fait de tes « élites » richissimes du Golfe seulement des victimes consentantes de la maladie désormais mondiale qu'est le culte du dieu argent.
Qu'as-tu d'admirable aujourd'hui, mon ami ? Qu'est-ce qui en toi reste digne de susciter le respect et l'admiration des autres peuples et civilisations de la Terre ? Où sont tes sages, et as-tu encore une sagesse à proposer au monde ? Où sont tes grands hommes, qui sont tes Mandela, qui sont tes Gandhi, qui sont tes Aung San Suu Kyi ? Où sont tes grands penseurs, tes intellectuels dont les livres devraient être lus dans le monde entier comme au temps où les mathématiciens et les philosophes arabes ou persans faisaient référence de l'Inde à l'Espagne ? En réalité tu es devenu si faible, si impuissant derrière la certitude que tu affiches toujours au sujet de toi-même... Tu ne sais plus du tout qui tu es ni où tu veux aller et cela te rend aussi malheureux qu'agressif... Tu t'obstines à ne pas écouter ceux qui t'appellent à changer en te libérant enfin de la domination que tu as offerte à la religion sur la vie toute entière. Tu as choisi de considérer que Mohammed était prophète et roi. Tu as choisi de définir l'islam comme religion politique, sociale, morale, devant régner comme un tyran aussi bien sur l'État que sur la vie civile, aussi bien dans la rue et dans la maison qu'à l'intérieur même de chaque conscience. Tu as choisi de croire et d'imposer que l'islam veut dire soumission alors que le Coran lui-même proclame qu'«Il n'y a pas de contrainte en religion» (La ikraha fi Dîn). Tu as fait de son Appel à la liberté l'empire de la contrainte ! Comment une civilisation peut-elle trahir à ce point son propre texte sacré ? Je dis qu'il est l'heure, dans la civilisation de l'islam, d'instituer cette liberté spirituelle - la plus sublime et difficile de toutes - à la place de toutes les lois inventées par des générations de théologiens !
De nombreuses voix que tu ne veux pas entendre s'élèvent aujourd'hui dans la Oumma pour s'insurger contre ce scandale, pour dénoncer ce tabou d'une religion autoritaire et indiscutable dont se servent ses chefs pour perpétuer indéfiniment leur domination... Au point que trop de croyants ont tellement intériorisé une culture de la soumission à la tradition et aux « maîtres de religion » (imams, muftis, shouyoukhs, etc.) qu'ils ne comprennent même pas qu'on leur parle de liberté spirituelle, et n'admettent pas qu'on ose leur parler de choix personnel vis-à-vis des « piliers » de l'islam. Tout cela constitue pour eux une « ligne rouge », quelque chose de trop sacré pour qu'ils osent donner à leur propre conscience le droit de le remettre en question ! Et il y a tant de ces familles, tant de ces sociétés musulmanes où cette confusion entre spiritualité et servitude est incrustée dans les esprits dès leur plus jeune âge, et où l'éducation spirituelle est d'une telle pauvreté que tout ce qui concerne de près ou de loin la religion reste ainsi quelque chose qui ne se discute pas!
Or cela, de toute évidence, n'est pas imposé par le terrorisme de quelques fous, par quelques troupes de fanatiques embarqués par l'État islamique. Non, ce problème-là est infiniment plus profond et infiniment plus vaste ! Mais qui le verra et le dira ? Qui veut l'entendre ? Silence là-dessus dans le monde musulman, et dans les médias occidentaux on n'entend plus que tous ces spécialistes du terrorisme qui aggravent jour après jour la myopie générale ! Il ne faut donc pas que tu t'illusionnes, ô mon ami, en croyant et en faisant croire que quand on en aura fini avec le terrorisme islamiste l'islam aura réglé ses problèmes ! Car tout ce que je viens d'évoquer - une religion tyrannique, dogmatique, littéraliste, formaliste, machiste, conservatrice, régressive - est trop souvent, pas toujours, mais trop souvent, l'islam ordinaire, l'islam quotidien, qui souffre et fait souffrir trop de consciences, l'islam de la tradition et du passé, l'islam déformé par tous ceux qui l'utilisent politiquement, l'islam qui finit encore et toujours par étouffer les Printemps arabes et la voix de toutes ses jeunesses qui demandent autre chose. Quand donc vas-tu faire enfin ta vraie révolution ? Cette révolution qui dans les sociétés et les consciences fera rimer définitivement religion et liberté, cette révolution sans retour qui prendra acte que la religion est devenue un fait social parmi d'autres partout dans le monde, et que ses droits exorbitants n'ont plus aucune légitimité !
Bien sûr, dans ton immense territoire, il y a des îlots de liberté spirituelle : des familles qui transmettent un islam de tolérance, de choix personnel, d'approfondissement spirituel ; des milieux sociaux où la cage de la prison religieuse s'est ouverte ou entrouverte ; des lieux où l'islam donne encore le meilleur de lui-même, c'est-à-dire une culture du partage, de l'honneur, de la recherche du savoir, et une spiritualité en quête de ce lieu sacré où l'être humain et la réalité ultime qu'on appelle Allâh se rencontrent. Il y a en Terre d'islam et partout dans les communautés musulmanes du monde des consciences fortes et libres, mais elles restent condamnées à vivre leur liberté sans assurance, sans reconnaissance d'un véritable droit, à leurs risques et périls face au contrôle communautaire ou bien même parfois face à la police religieuse. Jamais pour l'instant le droit de dire « Je choisis mon islam », « J'ai mon propre rapport à l'islam » n'a été reconnu par « l'islam officiel » des dignitaires. Ceux-là au contraire s'acharnent à imposer que « La doctrine de l'islam est unique » et que « L'obéissance aux piliers de l'islam est la seule voie droite » (sirâtou-l-moustaqîm).
Ce refus du droit à la liberté vis-à-vis de la religion est l'une de ces racines du mal dont tu souffres, ô mon cher monde musulman, l'un de ces ventres obscurs où grandissent les monstres que tu fais bondir depuis quelques années au visage effrayé du monde entier. Car cette religion de fer impose à tes sociétés tout entières une violence insoutenable. Elle enferme toujours trop de tes filles et tous tes fils dans la cage d'un Bien et d'un Mal, d'un licite (halâl) et d'un illicite (harâm) que personne ne choisit, mais que tout le monde subit. Elle emprisonne les volontés, elle conditionne les esprits, elle empêche ou entrave tout choix de vie personnel. Dans trop de tes contrées, tu associes encore la religion et la violence - contre les femmes, contre les « mauvais croyants », contre les minorités chrétiennes ou autres, contre les penseurs et les esprits libres, contre les rebelles - de telle sorte que cette religion et cette violence finissent par se confondre, chez les plus déséquilibrés et les plus fragiles de tes fils, dans la monstruosité du jihad !
Alors, ne t'étonne donc pas, ne fais plus semblant de t'étonner, je t'en prie, que des démons tels que le soi-disant État islamique t'aient pris ton visage ! Car les monstres et les démons ne volent que les visages qui sont déjà déformés par trop de grimaces ! Et si tu veux savoir comment ne plus enfanter de tels monstres, je vais te le dire. C'est simple et très difficile à la fois. Il faut que tu commences par réformer toute l'éducation que tu donnes à tes enfants, que tu réformes chacune de tes écoles, chacun de tes lieux de savoir et de pouvoir. Que tu les réformes pour les diriger selon des principes universels (même si tu n'es pas le seul à les transgresser ou à persister dans leur ignorance) : la liberté de conscience, la démocratie, la tolérance et le droit de cité pour toute la diversité des visions du monde et des croyances, l'égalité des sexes et l'émancipation des femmes de toute tutelle masculine, la réflexion et la culture critique du religieux dans les universités, la littérature, les médias. Tu ne peux plus reculer, tu ne peux plus faire moins que tout cela ! Tu ne peux plus faire moins que ta révolution spirituelle la plus complète ! C'est le seul moyen pour toi de ne plus enfanter de tels monstres, et si tu ne le fais pas tu seras bientôt dévasté par leur puissance de destruction. Quand tu auras mené à bien cette tâche colossale - au lieu de te réfugier encore et toujours dans la mauvaise foi et l'aveuglement volontaire, alors plus aucun monstre abject ne pourra plus venir te voler ton visage.
Cher monde musulman... Je ne suis qu'un philosophe, et comme d'habitude certains diront que le philosophe est un hérétique. Je ne cherche pourtant qu'à faire resplendir à nouveau la lumière - c'est le nom que tu m'as donné qui me le commande, Abdennour, « Serviteur de la Lumière ».
Je n'aurais pas été si sévère dans cette lettre si je ne croyais pas en toi. Comme on dit en français: «Qui aime bien châtie bien». Et au contraire tous ceux qui aujourd'hui ne sont pas assez sévères avec toi - qui te trouvent toujours des excuses, qui veulent faire de toi une victime, ou qui ne voient pas ta responsabilité dans ce qui t'arrive - tous ceux-là en réalité ne te rendent pas service ! Je crois en toi, je crois en ta contribution à faire demain de notre planète un univers à la fois plus humain et plus spirituel ! Salâm, que la paix soit sur toi.
LIEN

DIDIER FASSIN "Ethique de conviction contre éthique de responsabilité" in LIBÉRATION

«Charlie»: éthique de conviction contre éthique de responsabilité
Didier FASSIN professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton. 19 janvier 2015 à 17:06

Le 14 janvier, l’interview de Caroline Fourest sur Sky News au sujet des attaques contre Charlie Hebdo s’est brutalement interrompue au moment où, à l’insu de son hôte, l’invitée a brandi le dernier exemplaire du journal pour en montrer la couverture au public britannique. La journaliste Dharshini David s’est alors excusée auprès des téléspectateurs qui auraient pu être «offensés» en rappelant que la politique de sa chaîne était de ne pas montrer les caricatures du Prophète. Cette censure a immédiatement déclenché des réactions d’indignation de la part des médias français et l’intéressée a parlé «d’une violence inouïe et d’une hypocrisie absolue».

L’épisode s’inscrit dans un contexte plus large où deux pratiques éditoriales s’opposent. Les uns, notamment en France, considèrent qu’il est important de montrer pour défendre le droit d’expression. Les autres, particulièrement en Grande-Bretagne mais aussi aux Etats-Unis, estiment qu’il est préférable de ne pas montrer pour ne pas blesser les musulmans. Nombre de commentateurs revendiquent la première posture et stigmatisent la seconde, dans laquelle ils voient au mieux de la complaisance, au pire de la lâcheté. Je voudrais suggérer que, plutôt que de caricaturer, si j’ose dire, on peut essayer de comprendre, et plutôt que d’imaginer que s’affrontent une position morale et une autre immorale, penser que ce sont deux éthiques qui sont en jeu. On n’aurait donc pas un combat entre le bien et le mal, entre ceux qui ont raison et ceux qui ont tort, mais une confrontation de deux approches éthiques de la politique.



Le sociologue allemand Max Weber peut nous aider sur ce plan. Dans une conférence fameuse sur la politique, il écrit que «toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées». D’un côté, «l’éthique de conviction» repose sur le principe kantien du devoir : il faut agir en fonction de principes supérieurs auxquels on croit. De l’autre, «l’éthique de responsabilité» relève de la philosophie conséquentialiste : il faut agir en fonction des effets concrets que l’on peut raisonnablement prévoir. Bien sûr, précise le sociologue, «cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction.» Néanmoins, face à une décision politique engageant des choix éthiques, l’une ou l’autre de ces positions prévaut : «Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire, le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir.» Homme de conviction, Max Weber penche cependant vers l’éthique de responsabilité.

Dans le cas de la publication des caricatures, on voit clairement se dessiner les deux positions. L’éthique de conviction se réfère au principe supérieur de la liberté de la presse et, au-delà, de la liberté d’expression : la démocratie suppose que chacun puisse dire ce qu’il veut, même si cela peut offenser une partie des citoyens. Représenter le Prophète nu dans une position grotesque demandant «tu les aimes mes fesses» ou lui faire dire qu’il est «dur d’être aimé par des cons» peut être vécu comme outrageant par des musulmans mais fait partie du droit de rire de tout et, notamment, au nom du principe de laïcité, des religions. On n’entrera pas ici dans la discussion sur les limites juridiques de cette liberté d’expression et de ce droit de rire tels qu’elles ont été fixées dans la loi française, ce qui implique des exceptions à la règle.

L’éthique de responsabilité invoque, de son côté, les conséquences prévisibles, en sachant que toutes ne le sont évidemment pas. Elles se situent à plusieurs niveaux. D’abord, de nombreuses personnes peuvent se sentir blessées par l’atteinte à ce qu’elles ont de plus sacré et parce qu’elles perçoivent comme des insultes explicitement dirigées contre elles. Ensuite, les réactions hostiles peuvent prendre des formes violentes à la fois dans le pays de publication, mais aussi, compte tenu de la circulation de l’information, partout dans le monde, mettant en péril non seulement des journalistes mais aussi bien d’autres. Enfin, l’indignation suscitée peut favoriser la radicalisation de certains segments de la population musulmane ou fournir des armes idéologiques aux fondamentalistes dans leur guerre contre le monde occidental, aggravant ainsi les tensions internationales.

Les partisans de l’éthique de conviction n’éludent toutefois pas une responsabilité plus diffuse, en particulier au regard de conséquences lointaines (comme la construction d’un espace démocratique), de même que les partisans de l’éthique de responsabilité ne manquent pas de conviction, notamment en termes de tolérance à l’égard des croyances des autres (on peut être athée et se défendre d’attaquer la religion) et de respect de la dignité (on peut critiquer une religion sans en avilir les symboles). Il ne s’agit donc pas de simplifier les positions, d’autant que de nombreuses variantes existent, mais de rendre compte du type d’argument qui prévaut in fine pour ceux qui décident de publier et pour ceux qui décident de ne pas publier.

Du reste, on peut aussi, «provincialiser l’Europe», comme y invite l’historien indien Dipesh Chakrabarty, en se rappelant que ces éthiques sont aussi mobilisées ailleurs par d’autres. L’éthique de conviction, en matière de liberté d’expression, prend un sens particulier et implique un remarquable courage dans des pays non ou peu démocratiques : songeons à Cheikh Ould Mohamed Ould Mkheitir condamné à mort pour apostasie en Mauritanie à la suite d’écrits critiquant la sévérité plus grande du Prophète à l’encontre de ses ennemis juifs que de ses ennemis arabes et la légitimation par l’islam du système inique des castes ; pensons aussi à Raif Badawi puni de dix ans de prison et 10 000 coups de fouet en Arabie Saoudite pour avoir défendu la liberté d’expression sur son blog ; rappelons encore Baher Mohamed, Mohamed Fahmy et Peter Greste, journalistes d’Al-Jezira emprisonnés en Egypte pour avoir fait des reportages sur les violences du régime militaire contre les défenseurs de la démocratie. L’éthique de responsabilité, dans le contexte actuel de tensions, se manifeste aussi dans les discours de ceux des chefs religieux et des responsables politiques qui, dans les pays musulmans, prônent la modération et le dialogue.

On peut certes défendre l’une ou l’autre éthique, mais on ne peut considérer qu’une position est éthique et que l’autre ne l’est pas. L’ironique paradoxe serait en effet que ceux qui défendent la liberté d’expression radicalisent leur position au point de n’être plus en mesure d’accepter que s’expriment d’autres opinions que la leur.

Auteur de «la Question morale (PUF) et de «l’Ombre du monde» (Seuil).
Didier FASSIN professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton.

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Mercredi 21 Janvier 2015
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Revue Cités N°73,
Effraction/ diffraction/
mouvement,
la place du poète
dans la Cité,
mars 2018.

Pour avoir vu un soir
la beauté passer

Anthologie du Printemps
des poètes,
Castor Astral, 2019

La beauté, éphéméride
poétique pour chanter la vie
,
Anthologie
Editions Bruno Doucey, 2019.

Le désir aux couleurs du poème,
anthologie éd
Bruno Doucey 2020.







cb
22/11/2010