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09/02/2011



L'invité du mois

CLAUDE ESTEBAN

HOMMAGE A CLAUDE ESTEBAN PAR BENOÎT CONORT



PRÉSENTATION PAR BENOÎT CONORT

« sur la pierre livre l’épitaphe l’Élégie de la mort violente
syntaxe affrontant sa rupture et
le délire brutal. Lear s’égare aux landes informes de la folie, vague terrain vacant des mots haletants ».
B.C. Écrire dans le noir (éd Champ Vallon)

De Claude Esteban je connais d’abord ses livres… La saison dévastée, en 1976, grâce à Pascal Riou… L’année suivante, à travers une maîtrise sur Bonnefoy, j’arpente les livraisons d’Argile…
Mais le choc brutal intervient plus tard, à la réception d’Élégie de la mort violente… M’interrogeant sur l’écriture de la mort, je tiens, avec cet ouvrage, un des sésames de cette fin de siècle… J’y découvre la voix d’un poète qui, forcé par l’implacable « éphémère », soudain quitte les rives de l’habitable lumière. Il m’apprend, en des vers mouvants, que la mort est une lande où il erre, roi à la lyre brisée… Et on ne saurait séparer ce premier livre de deuil de ceux qui suivent et particulièrement Quelqu’un commence à parler dans une chambre, et Sur la dernière lande.
De quoi s’agit-il ? Du moins pour moi.
D’abord qu’une écriture ne saurait se contenter d’une forme…
Claude me confirme dans une voie qui s’impose à moi mais que rien, autour de moi, ne vient conforter, que la poésie est d’abord danse des formes sous le regard de la mort, danse de la mort dans le tremblement des formes… Elle travestit sans cesse ses pas pour mieux égarer le désespoir qui l’étreint, lui, solitaire roi d’une nuit qu’il combat… Prenons garde au titre de son dernier livre, Le jour à peine écrit, livre de l’axe résolu, de sa boussole propre, que ce jour à peine écrit soit aube et non nocturne indépassable, même si la réorganisation de l’œuvre, à laquelle il procède, semble désormais gouvernée par la conscience du périssable…
Cette conscience rend sa poésie si profondément humaine… Et la poésie, encore une fois, accueille la mort. Elle se construit par elle, ne cherche pas à la vaincre, nous aide à vivre, nous par elle, avec l’implacable maîtresse de nos nuits.
Aujourd’hui quelqu’un, et je t’appelle Claude, commence à parler dans une chambre, en prose, en vers, en haïku, par l’élégie, ou l’essai, voire le roman et, sans cesse où la mesure bouge, le mouvement est là, la vie. Les mots, le vent te portent.
Au moment de te quitter, de ne pas te quitter, je reprends tes mots, je te rejoins par tes mots mêmes qui m’accueillent en ton écriture. Aujourd’hui je viens toi poète à l’ami que tu es devenu pour moi :
Tu es loin. Dors,
mon innocent, mon bienheureux, mon calme.
Par-delà les soucis,
dors.
Dors comme ce roi qui d’avoir tant
souffert
sent son cœur, son vieux cœur d’homme
très fou,
qui se brise.

Tu es mort, tu n’es pas
mort tout à fait.

Dors
avant que tout retombe. Dors avant
qu’il fasse nuit, nuit pour toujours
et que rien, pas même moi, ne te réponde.
D’après Élégie de la mort violente.

BIOBIBLIOGRAPHIE

 CLAUDE ESTEBAN
Né en 1935, Claude Esteban fut un passeur.
Parce que professeur de littérature espagnole contemporaine à l’université de Paris-IV, passeur de savoir….
Parce que traducteur, passeur d’une culture, de Quevedo à Octavio Paz.
Parce qu’essayiste, passeur de tant de peintres qu’il servit avec constance, de Caravage à Sima, du Greco à Tal Coat, de Hopper à Viera da Silva, et « questionneur de poésie ».
Parce que fondateur et directeur de la revue Argile, passeur entrer peintres et écrivains, d’Alechinsky à Hocquard.
Parce que poète, passeur de ces mots qui, de n’ « être presque rien », nous permettent d’accueillir « le jour à peine écrit ".

Eléments de Bibliographie :

Poésie :
Trajet d’une blessure, Farrago, 2006
Le jour à peine écrit (1967-1992), Gallimard, 2006
Morceau de ciel presque rien, Gallimard, 2001
Etranger devant la porte I, variations, 2001
Janvier, février, mars, Farrago, 1992
Sur la dernière lande, Fourbis, 1996
Quelqu'un commence à parler dans une chambre, Flammarion, 1995
Sept jours d'hier, Fourbis, 1993
L'insomnie, journal, Fourbis, 1991
Élégie de la mort violente, Flammarion, 1989
Le Nom et la Demeure, Flammarion, 1985
Conjonctures du corps et du jardin, Flammarion 1983
Terres, travaux de coeur, Flammarion, 1979
Dans le vide qui vient, éd Maeght, 1976

Essais :
L’ordre donné à la nuit, Verdier, 2005
Ce qui retourne au silence, Farrago, 2004
La dormition du comte d’orgaz, Farrago, 2002
D'une couleur qui fut donnée à la mer, Fourbis, 1998
Le Travail du visible, Fourbis, 1992
Soleil dans une pièce vide, Flammarion, 1991
Le Partage des mots, Gallimard, 1990
Critique de la raison poétique, Flammarion, 1987
Traces, figures, traversées, Galilée, 1985
Un lieu hors de tout lieu, Galillée, 1979
L'immédiat et l'inaccessible, Galilée, 1978

Traductions :
Octavio Paz, Le singe grammairien, Skira 1972, Flammarion 1982.
Jorge Guillén, Cantique, Gallimard 1977
Octavio Paz, Pétrifiée pétrifiante, Maeght, 1979.
Luis de Gongora et al, Poèmes parallèles, Galilée, 1980.
Octavio Paz, Le feu de chaque jour, Gallimard, 1986
Jorge Luis Borges, Les conjurés, Gallimard, 1988
Francisco de Quevedo, Monuments de la mort, Deyrolle, 1992.
Octavio Paz, La flamme double, Gallimard, 1994
Federico Garcia Lorca, Romancero Gitan, Poème du chant profond, Aubier, 1995
Federico Garcia Lorca, Ferias, éditions du Félin, 1998.


Pour plus de renseignements
cf. :
L’espace, l’inachevé, cahier Claude Esteban, éd Farrago/éd Léo Scheer. 2003, 243 pp.
Le matricule des Anges (dossier spécial), mai 2006.

Liens possibles :
Le monde.fr
Maulpoix.net
Poezibao
Le printemps des poètes. com
Remue.net

Un colloque doit avoir lieu en décembre prochain à l’université de Paris X-Nanterre, sur l’ensemble de l’œuvre de Claude Esteban.



Entretien avec Claude Esteban par Laure Helms et Benoît Conort

Cet entretien a paru dans le numéro 71 de la revue Le Nouveau recueil, en juin 2004, aux éditions Champ vallon

Réagissant à une opinion couramment admise, vous rappelez dans Le partage des mots que le bilinguisme, pour un enfant, peut être source de difficultés importantes, voire de souffrance. Cette expérience problématique vous a cependant permis de poursuivre très tôt une activité de traduction importante, qui entre sans cesse en résonance avec votre propre écriture. Au point de commencer par exemple chacun des neuf poèmes d’Appel à témoin par la traduction d’un vers de César Vallejo, que vous poursuivez ensuite vous-même. Quel sens donner à cet « accompagnement » ?



Il me faut, dès l’abord, lever une équivoque. Le partage entre deux langues, le passage continuel de l’une à l’autre, si difficilement vécu par l’enfant que j’étais, n’ont, me semble-t-il, guère favorisé en moi une aptitude à la traduction de poésie, telle que je l’ai menée par la suite. Pour paradoxale que cette remarque puisse paraître, une pareille dualité dans l’approche et l’appréhension du monde, sans relâche ressentie comme irréparable, m’aurait plutôt persuadé que les idiomes, véhiculant chacun une vision et une version du sensible, distinctes et parfois même opposées, ne m’autorisaient qu’à des translations hasardeuses, dictées par la seule urgence de me faire entendre, et vouées à l’erreur. Que les mots dont je disposais, que le langage dont je faisais commerce, s’éloignent indéfiniment des choses, c’était déjà, pour le disciple ingénu de Cratyle que je devenais sans le savoir, une sorte de scandale, et davantage encore, une souffrance du cœur et de l’esprit. Mais s’ajoutait à cela, par une conjuration maligne, le fait que l’espagnol et le français, à travers leur lexique, leur syntaxe, le tissu verbal qu’ils tramaient, accusaient plus cruellement cette distance, privilégiant ici, négligeant là-bas certains registres du réel – couleurs, sonorités, saveurs – pour ne retenir que ce qui confortait leur idiosyncrasie ombrageuse à laquelle il ne m’appartenait pas de me dérober. Non, je n’étais pas le même, dès lors que je m’exprimais en français et en espagnol, et il me fallait vivre avec ce dédoublement de la conscience, des mots, des gestes de chaque jour, sans parvenir jamais à les réduire. Face à la présence irréfutable, magnifique, d’un arbre, d’un peu de ciel, ou simplement d’un bol de porcelaine blanche, je ne trouve, aussi loin que je remonte dans ma mémoire, qu’une immense lassitude à rassembler des signes, choisis en toute hâte, et qui se combattaient. J’étais sur mes gardes, je redoutais à chaque instant que le langage, ainsi divisé, ne me trahisse, qu’il n’offusque plus que tout l’épiphanie permanente du monde qu’il avait pour mission de dire dans son mouvoir et dans sa vérité. Je n’ai pas connu cette « hospitalité langagière » que Paul Ricoeur évoque avec émotion à propos du traducteur idéal, « où le plaisir d’habiter la langue de l’autre est compensé par le plaisir de recevoir chez soi, dans sa propre demeure d’accueil, la parole de l’étranger ». Pour ma part, où que je fusse parvenu à me situer, au cœur de la langue proprement maternelle ou de celle que je devais à mon père, je demeurais à mes yeux, comme fatalement, l’intrus, le visiteur importun, l’apatride. Être bilingue, ou tendre vers cet état hybride que j’estime intenable, c’est confronter en soi deux horizons, traverser deux espaces mentaux qui ne se confondent que par l’adéquation illusoire des concepts – cette chimère, tenace en nous, d’une grammaire universelle.

Si j’en suis venu, plus tard, à traduire des poèmes, en dépit de mes réticences à l’égard de tels transferts idiomatiques, je ne pense pas le devoir à cette épreuve incessante, dont j’avais été le théâtre, et que je ne cherchais qu’à distraire de moi. Tout langage verbal me décevait, je n’y reconnaissais qu’un discours, nécessaire sans doute sur le registre de la communication intersubjective, mais confiné dans un réseau de codes, abandonnant l’immédiat à ses énigmes, ne délivrant de lui qu’un double décoloré, exsangue. L’acquisition plus méthodique des deux idiomes, le choix définitif du français comme langue d’appartenance, ont certes contribué à m’assurer mieux dans ma démarche intellectuelle, les études que j’ai poursuivies, la profession d’enseignant qui allait devenir la mienne. Je ne faisais, toutefois, que différer mes alarmes, les occulter sous le couvert de quelques convictions secondes qui me tenaient lieu de rigueur. L’écriture, dès l’instant où je l’ai ressentie, non point comme une manière d’ornement formel de la pensée, mais comme une exigence intérieure, oui, ces mots, ces phrases soudain concertées ensemble et qui résistaient au démembrement, à l’oubli, je leur suis redevable de bien autre chose que d’une grâce éphémère ou du bonheur d’une trouvaille. Je comprenais maintenant que j’avais accordé une importance excessive à un débat qui ne pouvait se résoudre qu’en dehors des impératifs de l’intelligible. La poésie ne se souciait nullement des significations établies, elle était seule à conférer aux signes verbaux une charge signifiante qui échappait aux critères de l’entendement, qui faisait de ces mots, à quelque langue qu’ils appartiennent, les porteurs d’un sens qui les dépassait sans les détruire. Ce « sens plus pur », d’autres l’avaient cherché avant moi, au risque de se perdre ou de retourner au silence. Il ne me suffisait pas de lire ce qu’ils avaient consigné de cette quête, voici vingt siècles ou à peine hier ; il me fallait entreprendre avec eux l’aventure, pénétrer au plus profond de cette langue qui était à jamais la leur, unique, incomparable à toute autre. Et puisque l’étoilement des idiomes, la fabuleuse diaspora de Babel ne me permettait pas d’accéder, sans le truchement d’un tiers, à Homère, à Dante, à Milton, du moins pouvais-je, rien qu’un instant, risquer mes pas dans le sillage de Virgile, accompagner de mes mots la prophétie d’un enfant neuf et le retour des saisons splendides... J’avais aussi, devant moi, ce foisonnement et cette ampleur de la parole poétique en langue espagnole, l’appel d’une transparence chez Jean de le Croix, la gravité farouche de Quevedo, le vertige comme désolé de Machado, tant de voix qui me sollicitaient. Je n’ai retenu, au long des années, pour les traduire, que celles, chaque fois plus fortes, avec lesquelles j’entretenais de secrètes connivences. Ainsi en a-t-il été de l’œuvre de Jorge Guillen, toute vouée au cantique émerveillé des substances, à la plénitude de l’Ici et du Maintenant. J’ai eu besoin, il est vrai, de la présence quasi charnelle de ses vocables, de la certitude qui les habitait, d’une vigueur qui me faisait défaut. Épousant leur enthousiasme, m’essayant à ne pas le gauchir, je me suis peut-être détaché quelque peu de ce paysage hivernal, dévasté par le vide, où je m’engageais. Traduire Guillen, c’était croire derechef à la cohésion du monde, à son ordonnance, à son invulnérabilité, sous les espèces tangibles du poème. Et ce poème que je n’avais pas écrit, voici que de l’avoir porté jusqu’aux rives de notre langue, il devenait presque le mien.

Cette manière d’appropriation, tout à la fois verbale et spirituelle, ne manquera pas, je le devine, de paraître illusoire. Je l’ai cependant poursuivie, et bien au-delà de ce que j’espérais une transcription honorable des arabesques de Gongora, des fulgurances d’Octavio Paz. J’ai voulu prolonger, à mon tour, les accents tragiques de César Vallejo, récuser le silence qui les avait tranchés d’un coup, les arracher au bâillonnement d’une bouche. Non pas seulement retenir ces Poèmes humains dans une version qui outrepasserait leurs signes, mais leur offrir un espace où ils participeraient d’une vie nouvelle, où ils s’avanceraient avec moi. Un vers de Vallejo, et je lui inventais un avenir qu’il n’avait pu connaître, je l’entraînais dans une suite de cadences, au sens musical du terme, que l’abrupt de sa voix avait laissé comme en suspens. Ai-je, ainsi faisant, été fidèle au cœur de l’infidélité, selon le vœu impraticable de Hölderlin, me suis-je laissé prendre au piège d’un simple mimétisme, moi l’étranger devant une porte à jamais close ? Il ne m’appartient pas de répondre.



Cet « accompagnement » ne concerne pas seulement les poètes étrangers : vous l’avez pratiqué aussi, et pas seulement dans Etranger devant la porte, vers le « seuil » de ceux qui vous sont chers, peintres et sculpteurs. Un tel échange suppose une communauté d’esprit, une pratique parallèle. Quel besoin motivait votre appétence pour Sima, par exemple, ou Hopper ?



Je n’aborderai ici que brièvement la relation que j’entretiens avec les images. Il faudrait sans doute, pour la cerner davantage, reprendre d’une autre façon le débat auquel je me référais précédemment et qui relève de ma défiance originelle devant le langage des signes verbaux et sa capacité toute problématique à rendre compte, par les moyens dont il dispose, de la teneur du sensible. La peinture, bien évidemment, qu’elle s’attache à figurer l’apparaître des choses ou qu’elle s’en sépare pour instaurer un univers autonome de lignes, de formes, de couleurs, n’a nul besoin de prendre appui sur ce système conceptuel de représentation, et la liberté dont elle fait usage dans son expression plastique m’a toujours fasciné, tel un horizon immédiat pour certains, inaccessible pour ceux qui doivent se contenter de mettre des mots, côte à côte, sur une page. Lire les poèmes des autres ne m’avait pas suffi ; contempler un dessin, une gravure, un tableau, ne parvenait guère plus à me satisfaire, mais le dialogue avec eux se révélait singulièrement plus ardu, puisque mon approche, au mieux, ne pouvait être, en effet, que parallèle, soumise, malgré moi, à un parcours discursif. Je m’y suis résolu pourtant, j’ai « accompagné » – le terme que vous employez est, hélas, trop juste – nombre d’expériences picturales de notre temps par le biais d’études, de commentaires critiques sur l’imprécision et les limites desquels je ne me méprenais pas. Quel que fût mon désir, il y manquait cette proximité, cette adhérence tactile à une tache, à un coup de brosse, ce corps à corps avec une matière palpable que convoquaient mes phrases sans l’atteindre jamais. Si j’ai eu recours au poème, et plus particulièrement pour aborder les toiles de Sima, c’est qu’il m’est apparu, à tort peut-être, que le surgissement progressif de la parole, une « poïetique » du verbe en mouvement, pouvait entrer en concordance avec ces brassements confus de l’élémentaire, la formidable cosmogonie qui se générait sous mes yeux. Le vieil adage de l’Ut pictura poesis presque oublié aujourd’hui, recouvrait pour moi sa vertu première et m’encourageait à poursuivre sur ce chemin.

C’est au contraire l’étrange, l’inquiétante fixité de chaque personnage, de chaque scène, qui m’a requis chez Edward Hopper. Ici, dans une chambre d’hôtel, sur un quai de gare, aux façades anonymes d’une rue déserte, rien ne bouge, rien, semble-t-il, ne viendra dissiper une torpeur des objets et des êtres, une attente indéfinie. Je ne parvenais pas à m’arracher à ces paysages urbains pétrifiés, j’aurais voulu percer leur mystère, pénétrer leur surface trop lisse, mais je demeurais en dehors comme si une sorte de lecture immédiate, par trop littérale, me paralysait à mon tour. Il me fallait rompre avec cette hypnose qui, si je m’abandonnais à elle, me condamnait au mutisme, au ressassement du regard. Il fallait, en quelque façon, que le temps reprenne son cours au cadran des horloges, que l’espace à nouveau s’anime, que cette femme, devant sa fenêtre, finisse de se coiffer, ouvre une porte, retrouve le soleil. Au risque de m’égarer dans l’imaginaire, je me suis livré, délibérément, à une sorte d’effraction du tableau, m’emparant à mon gré de tel ou tel élément de la composition, en modifiant l’ordonnance, suggérant un récit, tressant les fils d’une intrigue minutieuse, voire saugrenue. Une pareille désinvolture, que je ne m’étais jusqu’alors jamais permise avec une œuvre d’art, je la devais, pour beaucoup, à cette forme d’écriture dont je découvrais, non sans étonnement, les virtualités. Je n’avais pratiqué la prose que dans un dessein tout intellectuel d’élucidation ; je découvrais, maintenant, qu’elle pouvait s’enrichir d’autres aventures, se prêter à l’imprévisible des circonstances, embrasser l’accidentel. Etait-ce, toute neuve pour moi, la tentation du romanesque, une griserie passagère, ou la découverte, grâce à Hopper, de territoires inconnus ? Voilà qu’à la faveur d’une peinture, redoublant la fiction des images par la fantasmagorie d’une histoire, je laissais les mots fomenter à eux seuls de mouvantes scénographies...



Ainsi, comme d’autres poètes contemporains, vous oscillez entre vers et prose... La prose semble vous attirer pour sa liberté, sa capacité d’aller et venir, à l’encontre de son étymologie, sa faculté d’embrasser et d’envelopper toute la teneur du monde... Tandis que vos poèmes traduisent plutôt la déchirure, la perte de substance, se présentant souvent comme une série d’images fixes, voire de peintures de disparus (Fayoum). Par-delà les différences, la voix qui s’exprime est pourtant la même. Pouvez-vous vous expliquer sur cette double attirance générique ?



J’avais été attiré, comme je viens de le dire, par l’écriture en prose, mais je ne pensais pas qu’elle dût interférer avec le travail du poème, ses exigences, ses options. La prose relevait à mes yeux de l’ordre du narratif, de la relation linéaire et progressive, et cette manière qui était la sienne d’avancer, pas à pas, à travers l’espace et le temps ne pouvait en aucune façon se comparer, à plus forte raison s’associer au bouleversement impérieux des catégories, à ces correspondances mystérieuses entre les signes du monde, qui demeuraient le propre de la poésie. Certes, je ne déniais nullement à la prose ses capacités d’invention et de représentation, j’admirais ses architectures imposantes, de Don Quichotte à Moby Dick, et peut-être jusqu’à l’Ulysse de Joyce. Ce génie romanesque, j’avais tenu à lui rendre hommage dans un petit livre qui m’est cher, même si, venant d’un poète, il ne suscita guère d’écho, Choses lues. J’y laissais libre cours à ma mémoire, à ses méandres, à ses divagations, pour faire surgir de l’ombre et revenir sur la scène de mon récit les figures du prince Muichkine, de Quentin Compson, d’un Curé de campagne qui n’a pas de nom, comme si Doistoïevsky, Faulkner, Bernanos, consentaient, un moment, que mes phrases se mêlent aux leurs, ces dérives et détours aux destins qu’ils avaient fomentés. Mais mon écriture, dès lors que je revenais au poème, ne trouvait là aucun lieu d’ancrage.

Si je m’interroge, aujourd’hui, sur cette place toute particulière que la prose est venue prendre au cœur de mon expérience poétique, il me faut rejoindre par la pensée ce recueil lentement élaboré, difficilement mené à son terme, auquel j’ai donné le titre, en vérité explicite, de Quelqu’un commence à parler dans une chambre. C’est, en effet, dans l’espace à la fois quotidien et métaphorique d’une chambre que s’est opéré, autant que je puisse en fixer l’origine, non pas une « oscillation » entre vers et prose, mais une sorte d’équilibre ou de distribution équanime entre ces deux formes. Une chambre – avec tout ce qu’elle avait retenu d’un passé douloureux dont je ne parvenais pas à m’éloigner, sept jours vécus hier et qui s’inscrivaient, telle une histoire à jamais interrompue, dans une suite de poèmes brefs, modulés sur une même mesure, monotone, lancinante comme la pluie d’un certain mois de septembre qui ne cessait plus. Cette chambre encore, mais au petit matin, lorsque je tentais de m’accorder à la lumière neuve, à ce retour des choses familières, des gestes qui réconcilient, m’essayant à des rythmes moins heurtés où la voix s’élevait peu à peu, d’un simple vers jusqu’à la complétude esquissée d’un poème en forme de sonnet, pour redescendre ensuite, docile au mouvement des ombres, vers l’unique linéament du soir. Mais au dedans de cette chambre immobile, demeurait aussi, comme captif de son mutisme, le temps voué à la nuit. Je n’avais écrit, jusqu’alors, qu’aux heures claires, j’avais besoin que les profils s’accusent, que les arêtes me blessent par leurs évidences, que la rectitude du soleil à midi dénonce les artifices et les sortilèges de l’indéfinissable. J’abandonnais la nuit à ses vertiges, à ses ordonnances équivoques, je ne cherchais qu’à la traverser d’un bond, d’un sommeil sans rêves. Et c’est elle, pourtant, qui s’est offerte à moi, qui m’a tendu sa « main amie », celle que n’avait pas rencontrée Rimbaud, et qui m’a aidé à me déprendre de ma défiance toujours aux aguets. Oui, c’est à elle que je dois, dans cette chambre où veillait une lampe, d’avoir éprouvé le temps, non plus sous le harcèlement des minutes, mais s’approfondissant, se déployant en une durée qui s’énonçait comme une longue phrase à peine murmurante et que j’écoutais maintenant, et que je faisais mienne. Il ne s’agissait plus d’agripper, en toute fièvre, quelques bribes de l’instant, mais de se laisser porter par cette houle bienfaisante, dans un acquiescement de la conscience vigile et du corps. Sans doute est-ce à la faveur de cette trêve inespérée entre les assauts du jour que j’ai commencé d’écrire, l’une après l’autre, sans me soucier de la forme qui s’imposait à elles, les pages en prose que j’allais réunir plus tard, et qui, simplement appelées Phrases, la nuit, formeraient la partie centrale, nodale, de mon livre de poèmes. A la verticalité de l’écriture que me dictait le jour, il m’apparaissait nécessaire d’associer cette dimension comme horizontale, cette extension profuse dans l’étendue que la nuit venait de me révéler – et la prose, telle que je l’appréhendais, pouvait y répondre. Renonçant de la sorte à la partition sourcilleuse que j’avais jusqu’alors maintenue entre ces deux modes d’expression, je ne me laissais pas guider par le caprice ou l’ambition de rompre avec l’autonomie des genres, je ne faisais peut-être qu’obéir à l’eurythmie secrète du monde, à cette alternance de systoles et de diastoles qui gouverne aussi bien l’univers que le cours biologique de nos cellules, de nos pensées, de nos gestes. La prose retenait dans les mots cette respiration plus ample qui succède aux saccades, aux sursauts du cœur, à la folle dépense des journées. Elle n’offusquait pas l’ardeur du poème, elle lui permettait seulement de reprendre haleine dans le silence des heures lentes, dans une chambre où reposait la nuit.



Votre dernier livre, Morceaux de ciel, presque rien, plus encore que les précédents, évoque un monde du peu, du presque rien, comme l’indique le titre. Toute substance semble s’y dérober (« l’espace est creux dès que ma main le touche », écrivez-vous), comme si la lumière qui pourrait lui donner corps venait à manquer dans ce ciel en morceaux, où les dieux sont devenus si petits que les oiseaux les picorent comme des graines... Comment la parole poétique parvient-elle à se tenir au plus près de ce qui n’existe plus qu’à peine, dans un monde de si peu d’être ? S’agit-il toujours, comme vous l’écrivez dans L’image prise au mot de « Ne dire ni/ la craie, le corps, le tangible », pour « travailler en deçà, traquer le souffle » dans lequel peut seul advenir « le mot juste, le bleu/ pris dans le bleu » ?



Je redoute, il est vrai, que la parole ne se prononce trop vite, que les mots d’un poème, par trop d’assurance, ne violentent le monde qui m’entoure et ne le réduisent à quelque formulation aussitôt reconnue comme sa vérité. Car le monde, pour solide et substantiel qu’il apparaisse, est fragile, sa permanence toujours menacée, et vouloir s’en saisir avec la précision implacable des signes tout comme avec la rudesse d’une main, c’est déjà compromettre son équilibre, déchirer l’étoffe de l’impondérable, suspendre le balancement d’une branche et l’intelligence qu’elle entretient avec l’envol d’un oiseau. Il faudrait, mais comment y parvenir, que le poème ne se pose pas, qu’il imprime sur la page et pour l’œil mental une manière de tracé fugitif et qu’il s’efface. Je suis loin de pouvoir y prétendre, et cette apesanteur que je convoque, voici que, la nommant, je sais qu’elle m’échappe et que l’intervalle se creuse toujours plus entre l’être et le dire, et que je dois m’y résoudre. Je rêve d’un poème qui prolongerait ce regard longuement porté sur le spectacle le plus simple – une fleur dans un vase, la courbe d’une colline, l’éclat d’un caillou. J’imagine une phrase qui ne ferait qu’effleurer l’écorce du visible et qui n’aurait de valeur que par cette rencontre impalpable où la distance et les mots qui s’y attardent viendrait s’abolir. Est-ce réclamer de la poésie ce qui ne relève que du silence ? Je continue d’écrire, comme si l’espoir ne me quittait pas de rejoindre, après tant de fatigues, ce lieu par-delà tout lieu.





Dans ce monde que l’on pourrait dire en limbes, où se dérobe jusqu’au palpable, l’extrême limpidité recherchée est toujours menacée, notamment par l’excès de paroles. Ce n’est pas tant le risque du mensonge que vous conjurez alors que l’opacité liée à la substance même du langage. « Et si, tant de paroles dites, la parole/ s’obscurcissait/ je vous en prie, ne venez pas me barrer la route,/ séparer mon ombre de moi ».

Sur la page, le vers semble alors s’inscrire en filigrane, à travers des « écorces » (titre d’une partie de Morceaux de ciel) de poèmes proches du haïku. Dès lors, c’est la finitude seule, l’extrême fragilité de cette vie que rend palpable cette écriture. Que pouvez-vous dire de cette sagesse presque posthume qui s’énonce avec tant de calme dans ces pages ? Qui parle là, et depuis où, lorsque vous écrivez : « J’étais mort et je suis/ revenu/ (...) je n’ai plus/ de nom, plus de visage/ je suis là, j’étais là depuis toujours » ?



Votre question, si directe, m’embarrasse, et je me sens presque incapable d’y répondre, sinon en recourant à une sorte de lucidité seconde, à un difficile retour sur moi-même, au ressouvenir de certaines épreuves dont je ne puis parler, aujourd’hui encore, sans beaucoup de scrupule. Je ne suis guère parvenu à l’apaisement de tout l’être que vous appelez « sagesse » et que vous semblez lire dans les vers de mon dernier livre. Par une grâce qui nous fait défaut, le poème, parfois, a la chance de se conjuguer au mode optatif, et c’est à lui de susciter à travers les mots, et pour ceux qui les déchiffrent, ces moments de quiétude que le présent de l’expérience nous refuse inexorablement. Il n’existe, en effet, de sagesse qu’idéale ou « posthume », et ce qualificatif si mystérieux, vous l’employez, je crois, avec justesse à propos d’un travail d’écriture qui n’appartient pas totalement au passé de ma vie. Pour rejoindre l’autre rive, pour se réveiller un matin avec moins d’effroi, il importe d’avoir éprouvé dans la chair et jusque dans les fibres de la conscience cette immense déperdition, cet effacement des repères et des certitudes que signifie la mort, quand elle frappe au plus près.

Je n’avais rencontré la mort que dans les livres et les images. Solennelle ou tragique, elle demeurait une allégorie, elle ne m’affectait pas. Elle ne faisait que rendre plus précieuse, plus urgente, cette invite des choses et des hommes à partager une richesse qui, d’être cernée par le temps, exigeait qu’on s’en empare et qu’on la dépense. Le monde, ainsi que le proclamait Jorge Guillem, était bien fait. Et son assise, d’un coup, a vacillé pour moi ; il ne m’a proposé qu’un chaos, une béance. J’aurais pu reprendre à mon compte la phrase terrible de Mallarmé : « je suis parfaitement mort » - et me taire, ou bien, s’il m’était donné de poursuivre, m’effacer en tant que sujet, de telle sorte que les mots, s’érigeant seuls par-delà le désastre, viennent parfaire mon occultation. Je n’ai pas répondu à cet appel vertigineux que je révère pour sa grandeur et qui m’effraie par sa lumière noire. Je me suis attaché à croire que les disparus de la terre n’étaient pas morts tout à fait, si nous leur accordions un espace dans nos paroles, un semblant de salut, du moins une survie qui se nourrirait de notre souffle. Cette voix qui demeurait la mienne, et dont je ne souhaitais pas qu’elle se confine dans un soliloque, je l’ai prêtée aux effigies de Fayoum, à ces visages que la poussière des siècles avait épargnés, à ces lèvres tremblantes. Je n’ai peut-être ranimé qu’un théâtre d’ombres, n’importe, il ne me quitte plus. Je ne sais s’il m’assure le réconfort d’une présence, mais il rend la solitude de mes paroles moins lourde à porter. Et que j’écoute parler au-dedans de moi le vieux roi Lear, que je le suive derechef sur cette lande où il s’éloigne, je ne ravive pas ma blessure, je m’aperçois qu’un autre, depuis toujours, m’a précédé dans une quête insensée de l’absente, de celle qui ne reviendra plus. Je dois à ces compagnons fragiles de mes errances un peu de cet apaisement auquel vous donnez le nom de sagesse, une sagesse qui a traversé l’obscur.

Vos poèmes sont très travaillés par la découpe, la déliaison et la séparation. Très souvent, l’on retrouve une structure par couples de vers dont le second vient isoler un ou deux mots. Comment parvenez-vous à concilier les exigences d’unité du poème avec la recherche d’une musique et d’un rythme singuliers ?



Que le poème se présente sur la page comme une configuration de mots que l’œil découvre dans sa présence immédiate et qui lui impose une sorte de parcours impérieux, c’est là, assurément une évidence à laquelle je ne puis me soustraire. Découpes du vers ou de la séquence, syncopes dans le lacis des lignes, espacements, tout concourt à une appréhension que je qualifierai de spatiale, assujettie à la vue, entretenant avec celle-ci une relation privilégiée, quasi exclusive. Je crois ne pas me tromper en affirmant que cette primauté du regard n’a fait que se manifester toujours davantage, quelque forme qu’elle ait prise, à travers les expériences les plus neuves de la poésie française du XXe siècle. Sans doute, me semble-t-il, doit-on à Reverdy la meilleure formulation, aussi précise que tranchante, de ce que j’appellerai le principe fondateur d’une poétique toute visuelle. « Pour moi, je le dis nettement, il n’y a absolument qu’un moyen de contact entre le poème et celui qui veut en prendre connaissance, c’est l’œil ». Et passant, en toute logique, de la réception du poème à sa genèse et à son accomplissement, Reverdy, l’admirateur fervent de Braque, de Picasso, de Juan Gris, n’hésitait pas à écrire : « La page attend la plume, comme la toile le pinceau ». Ce superbe parallèle avec l’acte pictural aurait bien des raisons de me séduire, s’il n’était assorti d’un rejet définitif de toute poétique qui prendrait appui sur une autre virtualité du langage, cette dimension orale, et donc auditive, inhérente aux signes verbaux : « les musiciens sont là avec leurs notes pour satisfaire nos oreilles. La poésie lyrique est morte dans une interminable agonie depuis l’invention de la typographie ». Ce verdict sans appel, qui date des dernières années de sa vie, Reverdy, par bonheur, n’en a guère tenu compte dans une œuvre où la disposition graphique, pour subtile qu’elle soit voulue, cache assez mal une invention mélodique très singulière et des accords discrets.

Je ne mésestime pas de telles recherches plastiques, je pense même les avoir pratiquées sans réticence au départ de mon écriture, attentif à cette distribution élaborée des signes, à cette véritable mise en scène des éléments du poème dans l’espace bi-dimensionnel qui s’offrait à moi. J’en ressentais cependant le péril et l’insuffisance ; d’être ainsi assignés à des figures closes, à des profils durs, les groupements de mots perdaient de leur mouvoir, cristallisaient en multiples parcelles autonomes. Je m’appliquais à un dessin exact, mais la continuité et l’essor du trait étaient sans cesse menacés de brisures, de segmentations lacunaires, assiégées de blancheur. A ce risque de dislocation formelle contre lequel je ne trouvais pas de parade, s’ajoutait un souci plus grave, celui d’avoir écarté, sinon rejeté du poème, ce qui, à l’origine, et pour longtemps, avait participé de sa nature propre, orienté son devenir, déterminé ses fins : la profération d’une parole et son alliance avec la voix. Renonçant à leur claustration implacable, à l’hégémonie de la chose écrite, il importait que les mots recouvrent un volume, une teneur charnelle dans la bouche, une véritable matérialité sonore. Cette rythmique visuelle dont je les avais investis, jusqu’alors prépondérante, devait se doubler, même au cours d’une lecture silencieuse, de scansions perceptibles par l’oreille, de tempos différents qui précipitent ou retardent le flux verbal, de telle sorte que le poème, désormais, ne se présente plus sous les dehors d’un texte épousant l’étendue de la page, mais bien plutôt comme une partition orchestrale, qu’il appartiendrait au lecteur de déchiffrer et de suivre dans son développement mélodique. Le poétique devait s’allier au prosodique, si du moins celui-ci ne se résumait pas, comme on feignait de le croire, à de pures contraintes métriques et à des codes de versification. Qui ne se souvient de la formule fameuse de Mallarmé : « la poésie, proche l’idée, est musique par excellence » ? Encore est-il nécessaire de préciser le sen que Mallarmé conférait à cette notion de « musique »... Je m’autorise à penser – et c’est à quoi j’espère me tenir – qu’il ne s’agit pas uniquement de la musicalité inhérente aux sons des vocables, tels qu’ils s’organisent et se distribuent dans l’élaboration de la matière poétique – assonances, allitérations, jeux de syllabes longues et brèves – mais en vérité de la poursuite d’une harmonie plus vaste, qui régit aussi bien les constellations que le souffle qui nous porte, et chacun de nos pas. Le poème est là pour en témoigner avec ses mots ouverts, cette voix qui s’adresse à l’autre, comme un geste d’accueil, une promesse d’unité.

Il reste un dernier point que j’aborderai sans détour, si vous le voulez bien. Que peut nous dire le romancier qui, sous pseudonyme, fut récompensé par un prix ?

Votre curiosité est insatiable, mais je vous pardonne, et je vais m’efforcer d’y répondre. Ce romancier, plus exactement cet auteur de nouvelles que vous avez débusqué dieu sait où, s’est emparé, un jour, de ma plume, et non sans quelque effronterie, m’a relégué plusieurs mois dans l’ombre. Je n’ai pas cru bon de m’opposer à ses divagations, puisqu’au demeurant elles n’empiétaient pas sur mes provinces d’écritures. Les « vies parallèles » qu’il s’inventait ne devaient rien à Plutarque, mais plutôt à des réminiscences de Sterne, de Swift, de Raymond Roussel. Il avait lu, à coup sûr, bien des livres de ma bibliothèque, ceux que je n’ouvrais presque plus, et il se permettait, sans vergogne, de les entremêler joyeusement. Peut-être songeait-il aussi à m’affranchir d’une certaine révérence qui me semblait de mise quand on aborde la littérature ? Dirai-je que je l’enviais un peu ? J’étais prisonnier de ma tête, de mes pensées, de mes façons de sentir – et lui, comme par enchantement, changeait sans cesse d’identité, de condition, d’humeur, de visage. Il jouissait d’une liberté d’allure, d’une étonnante vivacité d’esprit dont j’étais malheureusement dépourvu. Comment pouvait-il, à son gré, se glisser dans la peau de tant de personnages, devenir croupier de casino, faussaire, agent de change, et même chien ? Etre un seul, c’eût été pour lui mourir de tristesse. A la signature indélébile d’un nom, il préférait le palimpseste des hétéronymes. Sans doute, à mon insu, avait-il consulté Fernando Pessoa.... Je ne voyageais que rarement, je redoutais les paysages nouveaux, les émotions inopinées, le moindre accroc à mes habitudes. Si j’en crois la biographie qui figure au revers de son ouvrage, il vogue, lui, d’île en île à bord d’une goélette, il fréquente des lieux où je n’oserais pas me risquer. Le succès de son livre, tout relatif qu’il fut, m’a rempli d’inquiétude. Cet auteur couronné n’allait-il pas revendiquer davantage de place à ma table, me contraindre, qui sait, à ne tenir auprès de lui que le rôle ingrat de copiste, de scribe méticuleux ? Est-ce lui qui m’a quitté, ai-je eu le courage de lui fermer ma porte ?

Il m’arrive, quelquefois, de penser à cet hurluberlu avec une sorte de tendresse et une pointe de mélancolie. Il était peut-être le double enfantin de moi-même, le reflet de mes rêveries dans un miroir déformant.







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EXTRAITS

 CLAUDE ESTEBAN
Sept jours d’hier, sept jours
comptés comme si
le nombre enfin clos
fixait le temps, forçait
le temps à ne plus creuser son entaille,
sept jours
traversant les années, et cette voix
soudain qui décide
que c’est assez, qu’il faut compter
autrement, si l’on pouvait.
(sept jours d’hier, fourbis, 1993)



« Je ne poursuivrai pas plus loin cette chronique de mon corps blessé. Non que la trace n’en demeure vive, les séquelles pour longtemps durables, mais quelque chose en moi que je ne puis définir, peut-être ce travail organique contre la désagrégation brutale, ne m’autorise plus, en toute lucidité, à noter, sur le vif en effet, ces attaques dont j’étais l’objet. Des mots plus sereins prennent la relève, ébauchant un discours où la douleur s’érode, où l’étoilement de mes sens recouvre, presque à mon insu, une forme d’unité. Le langage, une fois de plus, entreprend sa tâche par-delà l’expérience immédiate et je redoute qu’il n’aplanisse ou ne gauchisse en quelques formules lénifiantes ce qui fut, deux mois durant, dénué de toute expression conceptuelle. Vouloir rendre compte de l’incommunicable, c’est sans doute se mentir à soi-même, c’est postuler du moins un échange possible entre l’être, même rabaissé, réduit à son insularité, et l’ambition totalisante de la parole, laquelle transcende l’espace subjectif où la souffrance prend toute la place. » (…)
Trajet d’une blessure, farrago, 2006.

Vendredi 2 Juin 2006
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Effraction/ diffraction/
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Anthologie du Printemps
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La beauté, éphéméride
poétique pour chanter la vie
,
Anthologie
Editions Bruno Doucey, 2019.

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anthologie éd
Bruno Doucey 2020.







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22/11/2010