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09/02/2011



L'invité du mois

L'invité du mois: Jean-Louis GIOVANNONI



BIOBIBLIOGRAPHIE

Jean-Louis Giovannoni est né à Paris en 1950. Il a exercé le métier d'assistant social pendant plus de trente-cinq ans en hôpital psychiatrique. Il ouvre son œuvre poétique avec Garder le mort en 1975, livre de deuil qui deviendra un classique de la poésie contemporaine, et fonde en 1977 avec Raphaële George la revue Les Cahiers du double, qu'ils dirigeront ensemble jusqu'en 1981.
Auteur d’une vingtaine d’ouvrages chez divers éditeurs (Unes, Leo Scheer, Lettres Vives, Champ Vallon…), il s’engage dans une poésie de fragments interrogeant le malaise d’un rapport intime et extérieur au monde (Les mots sont des vêtements en-dormis, Ce lieu que les pierres regardent). Ce rapport à l’espace s’incarnera jusqu’à une altération pensive du vers à la fin des années 80 (L’Invention de l’espace, Pas japonais) avant de faire place à de nouvelles formes, entre prose et poème. Ses thèmes interrogent la violence et certains aspects du rapport social depuis les années 90 (L’Election, Journal d’un veau, Traité de la toile cirée), mêlant fantasmagorie et biographie, grotesque et pulsion. Il s’occupe par ailleurs de la publication des textes inédits de Raphaële George. Ses livres sont traduits en allemand, en espagnol et en italien. Lauréat du prix Georges-Perros en 2010, il a été président de la Maison des écrivains et de la littérature entre 2011 et 2012. (Notice des éditions Unes)


Bibliographie


Garder le mort, Ed. Athanor (1ère éd. 1975, 2ème 1976) ; 3ème in « Les Choses naissent et se referment aussitôt », éd. Unes 1985 ; 4ème Ed. Unes, 1991, 5ème, préface Bernard Noël (1976), suivi de « Mère »), fissile éditions, 2009 ; 6ème Ed. Unes, (édition définitive - avec des textes préparatoires et des inédits), 2016.
Les mots sont des vêtements endormis, Ed. Unes, 1983 ; 2ème édition, Ed. Unes, 2014 ; 3ème, Ed. Unes, 2016.
Ce lieu que les pierres regardent, (Préface de Roger Munier) ; 2ème édition, Ed. Lettres Vives, 1984, nouvelle préface de Gisèle Berkman, Ed. Lettres Vives, 2009.
Les Choses naissent et se referment aussitôt (poèmes de 1974 à 1985), Ed. Unes, 1985.
L’Absence Réelle (avec Raphaëlle George). Ed. Unes, 1986 ; réédité in Double intérieur, Raphaële George, Ed. Lettres Vives, 2014.
L’Immobile est un geste (poèmes de 1985 à 1989). Ed. Unes, 1990.
Pas Japonais, Ed. Unes, 1991 ; (rééd.) Ed. Lettres Vives, 2009.
L’Invention de l’espace, Ed. Lettres Vives, 1992 ; (rééd.), Ed. Lettres Vives, 2009.
Le Bon morceau, (avec des photos de Marc Trivier), Ed. Les Autodidactes, 1992 ; (rééd.) : in « Traité de la toile cirée » (sans photos), Ed. Didier Devillez, 1998.
L’Election (avec des photographies de Marc Trivier), Ed. Didier Devillez, 1994.
Journal d’un veau, roman intérieur, Ed. Deyrolle, 1996. ; (rééd.) Ed. Léo Scheer, 2005 (préface de l’auteur).
Chambre intérieure, (avec des reproductions couleurs de Gilbert Pastor), Ed. Unes, 1996.
L’Orgueil, (avec Jean-Didier Vincent et Ben), collection Les Péchés Capitaux, Ed. Centre Georges Pompidou, 1997.
Traité de la toile cirée. (essai), Deyrolle éditeur /Ed. Didier Devillez, 1998.
Greffe, (avec des reproductions couleurs de Vincent Verdeguer), Ed. Unes, 1999.
Parce que je le vaux bien, (version brune et version blonde), Ed. Unes, 2001.
– Le Lai du solitaire, roman intérieur. Ed. Léo Scheer, 2005.
Danse dedans, Prétexte éditeur, 2005.
Jean-Luc Parant : Traité de physique parantale. (essai), Ed. Jean-Michel Place, 2006.
S’emparer (avec « Des monstres et prodiges » d’Ambroise Paré), Ed. 1 : 1, collection Anciens / Modernes, 2007.
T’es où ? Je te vois ! (bilingue français/anglais) Atelier des Grames, 2009.
Ne bouge pas! (avec photos de Marc Trivier), Ed. La Pierre d'Alun (Bruxelles), 2011.
– Envisager, (sous les portraits de Gilbert Pastor), Ed. Lettres Vives, 2011.
Issue de retour, Ed. Unes, 2013.
Voyages à Saint-Maur, récit, collection Recueil, Ed. Champ Vallon, 2014.
Sous le seuil, récit, Ed. Unes, 2016.
Jean-Louis Giovannoni a été traduit en allemand, italien, espagnole, anglais, russe, portugais, polonais et en corse.

EXTRAITS

Le Bon morceau
(1992)

à Pierre Vilar

Dès qu’une pierre, un bois un corps, une matière quelconque prend forme, apparaît aussitôt son besoin de se fabriquer des trous, des bouches, des avancées, des mentons, des inclinaisons, des reprises, des grains, des encoignures, des tissus, des réceptacles, des enveloppes, des congloméra-tions…tout ce qui lui est possible pour faire face.

Un forme se mérite toujours, se gagne. Il faut pour cela se donner bon ordre, aménager ses de-vants et ses arrières, et surtout ne pas laisser sa matière jouer à sa guise, se répandre, outrepasser ses mesures.

Il vous sera donc nécessaire, dès votre entrée, d’annoncer ouvertement la couleur, de décliner vos intentions et d’avoir rapidement vos propres marques afin de n’être pas confondu avec la masse ou d’autres prétendants.

Il faudra particulièrement soigner vos extérieurs, faire bonne figure au moment de passer la douane. Ne montrer aucune crainte quand on vous étudiera sous toutes les coutures. Car vous n’aurez pas loisir de rebrousser chemin ni de rentrer dare-dare au bercail, lorsqu’on vous dévisa-gera, vous mettra à nu, pour savoir combien vous contenez. Voir ce que vous cachez ou déclarez.

Il ne sera pas question non plus de se rebiffer sous prétexte que votre tête ne plaira pas à tout le monde.

Il y a tellement de demande que les cas sont vite expédiés et cela sans aucun recours.

Il faudra, c’est certain, avancer d’un pas décidé et ne pas hésiter à frapper toute forme d’intrus, les forcenés de la dernière chance, qui voudront à votre approche changer de bord, sentant chez vous le logement possible et la table d’hôte.

Pour ne pas perdre votre place, gardez la tête toujours au-dessus de la mêlée, sans vous apitoyer sur les plaintes des indécis, des pas formés qui autour de vous réclameront le gîte et le couvert comme un dû, et qui n’auront de cesse que de passer vos vêtements, vous déchausser et vous jeter hors du lit.

Pour vous maintenir au monde, il vous sera indispensable d’organiser votre coupe et de ne pas trembler quand vous démembrerez l’espace, quand vous ferez votre trou. Il faudra faire vite, ne pas attendre que la lame se cicatrise ou que les bords des plaies se recouturent.

Rapide à la besogne, mais toujours soigneux dans la découpe afin de ne pas gâter la marchandise et de se garder les bons morceaux.

Car celui qui aurait une faiblesse dans sa venue, une certaine lenteur à déloger l’air, serait aussitôt réingurgité par celui-ci.

C’est le travail de l’air d’étouffer les choses incapables de se constituer un front, une figure parti-culière.

Dès qu’une chose entre dans l’espace, elle doit faire face. Prononcer ses traits, le volume qu’elle veut se réserver, spécifier sa contenance et fermer précieusement le tout.

Il n’y a en ce monde que la prise d’un visage qui puisse annoncer le constitué d’un corps, le dé-but d’un domaine.

Seules les choses qui savent s’accrocher à leur configuration ont le droit à un corps, à un sol, sont autorisés à garder leur rang.

Seules les choses qui savent maintenir l’espace ouvert, sans faiblir, lui tenir tête, ont le droit de se mettre à part, d’avoir une limite. Le reste est renvoyé à l’errance, au cri, aux organes mal définis, à tout fait tache dans l’arrière-fond.

Venir au monde, c’est toujours aller vers un visage.

in Traité de la toile cirée, Didier Devillez éditeur,
1992, p.91-92, (épuisé)
© Editions Unes.





Traité de la toile cirée
(1998)

à Marc Trivier

[…]
Ai beau chercher : pas un seul témoignage de corps tombé hors de lui. Le geste a son filin, l’avancée sa niche.

Certains s’inventent de fausses attaches : pitons anaérobies, agrafes fissipares, fils désappointés et l’occasion de se décolleter un peu. Mais on ne va pas loin. Suivent aussitôt des géographes, des astrographes, des topographes prêts à rapporter dare-dare, lamelle par lamelle, en modèle réduit s’il le faut, le moindre de tes postillons virés dans l’invisible. Des siècles que nos ancêtres crachent au bassinet sans toucher le grand bleu. Et pour cause : en quelques secondes, ta salive étiquetée, réglifiée, engrammée dans du dur, fera retour. Rien ne se perd, le monde tient à toi.

Toujours sous le regard, sous le pied, et quelle pointure l’homme ne fait pas.

Tu entends les métreurs invisibles hurler de peur : Quelle horreur si ce monde prenait la route et ne vou-lait plus border quoique ce soit !

Les montagnes, les maisons te pousseraient franchement de toutes leurs forces pour ne pas rester en arrière, agglutinées au peloton. Coupant la route à la moindre occasion pour garantir leur échappée et te clouer sur place.

Heureusement pour toi, aucune borne kilométrique n’a jamais ressenti le besoin impérieux de se délasser les jambes et voir jusqu’où elle pourrait aller.

Pour toi, elle tient le kilomètre vingt-cinq ou deux cent quatre-vingt-douze (comme tu veux). Elle le garde pour ton plaisir.

Pitreries ! Le surplace est une convention. Il suffit d’un pas et tout change de camp, se déleste du pot commun.

Je cours
Les montagnes dépassent les arbres
On se rejoint
Se démultiplie

Je sens la feuille
La granule du plein vent

Altitude
Plus haut encore
Oui

Je vous imagine grands versificateurs, tenant ferme les fils des cerfs-volants, bordés de chiffres et de calculs. Pourvu que tout soit répertorié et tienne sa mesure pour dite. On peut toujours laisser du lest : les corps en seront plus souples et beaux.

Quelle angoisse pour vous de ne pas tomber juste, d’égarer vos lots de points fixes et d’amarrages.

À genoux, vous rendez grâce au génie qui eut l’idée de conserver précieusement le mètre étalon, sous cloche, dans un pavillon bien fermé et sans air. C’est votre bienfaiteur. Où iriez-vous sans cet objet capital ? Surtout dans quel sens iriez-vous si les mesures ne tenaient plus leurs dis-tances ?

Ô Mètres qui êtes aux cieux du Pavillon de Breteuil à Sèvres, donnez-nous notre justesse quotidienne.

Vous avez peur que tout lâche. Que la gauche ne soit plus à gauche, la droite glisse dans l’extrême, le bas vidé plus bas et le haut pas où il faut.


La nature a horreur du vide.

Parlons-en. Cette douce époque a-t-elle au moins existée ?

Manque de bol, dans toute l’histoire, personne ne s’est jamais débordée. Partout ça pue le pedi-gree, programme et hologramme. Les récupérateurs partout. Partout les sacs à provisions.

[…]

Traité de la toile cirée, Didier Devillez éditeur (Bruxelles),
1998, p.13-17, (épuisé)
© Editions Unes.





Chantonner contre la peur
(1993)


À Rachel Erlich-Giovannoni

On naît étrangement à la poésie.

On contemple des couchers de soleil, le bord des roses, la venue des formes aimées.

On fait ce que doit faire un poète : se placer devant le monde, chercher, dans les livres et les poèmes des autres, des petits signes, un endroit pour l’affût.

On essaye de bouger, de vivre comme ses aînés, de mettre ses pieds dans leurs chaussures, d’habiter les vêtements qu’ils nous ont laissés ; de copier leurs postures.

On se dit qu’avec tout cela, on finira bien par toucher son dû, le fruit de ses efforts ; qu’à force de fidélité, de services rendus à toute cette beauté, on recevra en retour un paquet de mots, de quoi faire la route.

Et puis, un jour, c’est un linge empêtré dans la glaise, le cadavre d’une bête ouverte qui nous fait monter dans la bouche notre première poussée de mots.

Le linge entre. Tire en nous. Cherche la plaie où loger et croître.

« Et l’on est heureux que la terre, partout/Soit pareille et colle »

On croyait qu’écrire convoquait les choses dans l’ordre, chacune selon son rang, son numéro d’appel. On croyait qu’en séparant le noyau de son fruit on éviterait toute atteinte et que seule la beauté entrerait dans nos mots.

Un jour quelqu’un a écrit : « Durci de matière », « Ils ont dit oui/ À la pourriture », et encore : « Le linge n’est pas/Ce qui pourrit le plus vite. »

Et c’est là, contre toute attente, que l’on a touché ses premiers mots, que l’on a fait sa première ponte.

C’est là que l’on a découvert son assise. Sa terre.

Car on est fait d’un tour intérieur, d’une main pétrissante que le regard ignore. Une main qui tire dedans et que seul l’appel d’une autre peut ouvrir.

À cela, il faut ajouter, un autre jour, le cadavre d’un être cher que l’on ne peut garder et que la terre gagne.

C’est là que tout commence.

Au moment où l’on apprend que rien ne tient nos gestes.

Que rien ne soulage cette plaie.

Que la matière appelle, cherche.

Et, c’est le fruit dévorant son noyau.

C’est là qu’est née notre écriture, dans la poussée des corps, leurs effondrements et leurs montées. Là où nos mots s’engrossent, prolifèrent contre l’étouffant, l’insupportable.

C’est là, où plus rien ne tient, qu’on a trouvé son enclave, sa poche d’air « pour chantonner contre la peur ».


Extrait de Issue de retour, p.9-10,
Editions Unes, 2013

_______________
Les citations sont extraites des livres d’Eugène Guillevic : « Charniers » et « Bœuf écorché » in « Terraqué » et « Exécutoire », Galli-mard.


Sous le seuil
(2016)

– 15 –
à Matthieu Giovannoni

Les journées passées dans des plis sont plus longues que les autres. Leurs odeurs ne nous suffi-sent plus. La faim et le froid nous gagnent.

Sortir, c’est se perdre.

Chambre trop vaste, les punaises ne peuvent s’y aventurer… Mieux vaut rester à couvert et at-tendre. L’homme et la femme reviennent toujours près de ce lit.

Lampe de chevet éteinte, ils se déshabillent. Les vêtements tombent sur le sol et deux corps blancs apparaissent.

Ils ne bougent pas. Seules leurs mains.

Puis, dans les draps. Leurs parfums mêlés.

Tout près – Ai frémi.

Draps repoussés, ils se séparent. Salle d’eau. Toilette. Tenue légère. Pyjama.

La femme se couche à gauche, l’homme à droite.

Silence.

Respiration lente, les corps se relâchent.

Des traces sur le linge : ils se sont grattés jusqu’au matin.

Ai piqué quatre-vingt-dix fois. Piqures alignées par séries de trois ou quatre sur les bras, le torse et la poitrine. La moitié à l’un, le reste sous sa nuisette.

Rostre a deux entrées. L’une injecte la salive et anesthésie, l’autre aspire le sang.

Ogres minuscules perdus au fond des couvertures, croisant acariens et plus petits encore, tous ivres de peaux mortes, de cheveux enlacés sous les oreillers.

Printemps. Les femelles ont déjà deux cents œufs, elles en désirent cinq cents. Les mâles s’accouplent à elles jusqu’à épuisement.

Au petit matin, la femme a fait ses valises en silence.

Elle nous manque déjà. Un seul corps ne suffit pas.

Certaines se sont embarquées dans les cols de ses manteaux, les coutures des chemisiers. Elles sont parties loin, on ne sait où, fonder de nouvelles colonies.

La chambre est emplie d’œufs, du matelas aux couvertures, des draps jusqu’au bois du lit.

Ses chevilles sont rouges et ses ulcères progressent. Nous ne le quittons plus à présent. Les petits ont besoin.

Sur son torse des plaques suintent. Il se gratte et ses ongles creusent. Pommades et lotions sont inefficaces. Les compresses alcoolisées aussi.

Alité, l’homme ne mange plus, ne boit plus. Il passe seulement sur ses lèvres un coton imbibé d’eau.

Jour et nuit, il reste tourné vers une photo qu’il ne quitte pas des yeux.

Un couple heureux, sourires aux lèvres, allongés sur des transats, à l’ombre de figuiers géants.

Derrière eux, une cabane blanchie à la chaux. Au loin, la mer d’un bleu étale, entourée de pins parasols. Il est environ midi.

Sous le seuil, récit, p.85–p.88,
Editions Unes, 2016.


Jeudi 1 Février 2018
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