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09/02/2011



REVUE DE PRESSE

ARTICLE DE MAXIME AILLAUD SUR CLAUDE BER IN NU(E) N° 81



ARTICLE DE MAXIME AILLAUD SUR CLAUDE BER

Claude Ber
Critique
Maxime Aillaud
Artiste
Adrienne Arth


Claude Ber – Paysages
Université Côte d’Azur


Claude Ber – Paysages. Cela pourrait commencer comme une histoire, ou un dessin, nés de la grâce et de l’inventivité du moine Citrouille-Amère qu’elle apprécie. Si voyage rétrospectif il faut entreprendre, pour dire un peu de son parcours de vie et d’écriture, sans autre boussole ni compas que des mots d’ouverture, forcément un peu gauches et forcés, on gagnerait, en vue d’échapper à la posture et au masque, qui limitent le mouvement ou le restreignent à la raideur de la grimace, à convoquer plus de jeu et d’allant. Il serait ainsi loisible d’en appeler à une certaine profondeur temporelle et à la jolie naïveté du mythe, dont on est tissé et auquel on s’empêtre souvent, dès que l’on veut raconter quelque chose sur quelqu’un, car on ne voit jamais qu’à travers le filtre des contes que l’on se projette dans son cinéma mental, qu’il s’agisse de rabutiner comme le faisait en son temps de billets et de missives une célèbre Marquise, épistolant avec gaieté lors d’une promenade refaite ensuite à la plume ou, à l’image de son Bussy de cousin, de tenir quelquefois salon dans une langue plus boutonnée, à l’occasion d’une causerie d’intérieur.
Cinéma, fable, d’un siècle l’autre... Racontons, alors, en chaussant, comme la poète, les « doubles bottes savantes et populaires1 » afin de rester au plus près d’elle. Dans les heures jeunes de la Grèce, sous d’antiques platanes, les amoureux se juraient fidélité en se donnant une moitié de feuille comme gage. Dans cet esprit du présent et de la contre- offrande, voici quelques pages en moitié de feuille, en réponse à ce que Claude Ber a pu nous donner en écriture, comme arbres à possibles, arbres à rêve et à méditation, poussant sur le sol et se tenant étymologiquement au milieu de ses livres d’artistes, de ses pièces de théâtre, de ses conférences, de ses récits et de ses recueils poétiques. Quelques pages comme une brassée de hasard et d’intuition, en réponse également à ce qu’elle a pu mêler comme planètes et fourmilières, quasars et lupins ou saponaires, tressant sa parole à toute la diversité vertigineuse du vivant, créant, en outre, des animaux-totems et, ce faisant, déformant le réel à l’instar d’un Michaux, d’un Pinget ou d’un

1-Claude Ber, Mues, Mont-Saint-Aignan, Purh, décembre 2019, p. 61. 19

Kafka, quand des souvenirs de la grande Garabagne et peut-être de Graal Flibuste ou de l’Odradek de Prague infusent une langue amie des « copains de génie2 ». Quelques pages-platanes, finalement, en réponse à ce que Claude Ber a pu, ab initio, entonner comme hymnes sensuels, dans cette voix de chant et de célébration pleine de sève et de « passione » de la Prima Donna, ou multiplier comme jeux sonores et conceptuels dans ses Alphabêtes, sans se priver non plus ponctuellement d’affûter les mots comme des pique-bœufs de révolte et d’insoumission, quand le terrible de l’humanité figure des cibles qu’il faut toucher. De la vulgarité médiatique (cet « universel reportage » dont parlait Mallarmé et qu’elle change en conciergerie mondiale) à la violence ordinaire et sa folie trop commune, rien n’est alors épargné. Laissons de la sorte voler ces pages, dans le « pas de chasseur alpin » d’un père et d’une famille de résistants qui savaient « dire non », forgeant une parole de refus que la poète fera circuler a novo, l’amenant à vibrer avec force dans Le livre la table la lampe, Célébration de l’espèce ou certains passages de Mues.
Dire non ET dire oui. Car l’ensemble tient à la même corde de réminiscence. Parions que la première remembrance de Claude Ber est peut-être, dans cette perspective de l’acquiescement et de l’assentiment à l’existence, un « souvenir des sentiers » et s’abreuve aux « mains calleuses des paysans de l’arrière-pays », où la poète petite apprend « la note d’un art de vivre à la fois impulsif et construit, folâtre et tragique3 ». Le monde, bien qu’ensucré d’abord, lourd de parfums d’anis et de pistache, semé de vaches dans la mémoire, qui sont pleinement vaches et broutent comme seules savent le faire les tarines des prairies de jeunesse, est aussi le terrain dangereux des fanatismes, des asservissements et des généralisations de toutes sortes, réduisant les peuples à des idéologies et les singularités à des différences ou à des majuscules et des articles définis dans une langue aliénante, fonctionnant à l’essentialisme du « Les » contre lequel la poète se battra toujours, entêtée à vivre et ne pas endurer passivement.
De son cursus double de philosophie et de littérature, de l’agrégation de lettres à laquelle elle sera reçue, de l’enseignement dans des lycées, des écoles d’art, des universités et à Science-Po, puis de la charge de fonctions académiques et nationales (elle sera notamment IA-IPR de Lettres chargée du théâtre dans l’académie de Versailles sous le patronyme de Marie-Louise Issaurat-Deslaef, présidente de plusieurs jurys dont celui du Forum Femmes Méditerranée et conférencière invitée lors de nombreux colloques et lectures), Claude Ber, de surcroît, semble garder, ainsi qu’Yves Bonnefoy, une manière de méfiance active et lucide, justement, vis-à-vis du concept et de ses usages, conservant un certain recul par rapport au mensonge des terminologies surplombantes et de leurs mises en notions sûres d’elles-mêmes, plus précisément lorsqu’il s’agit de cataloguer quoi que ce soit des individus et du monde, ou d’édifier des compartimentations de la mort et de la folie. Côtoyant de près d’ailleurs cette nuit de l’esprit, accompagnant la vie et l’écriture d’Évelyne Encelot, sa poésie en portera trace et témoignage, pour que la langue reste ouverte à tout ce que l’on pourrait trop facilement mettre à la marge de la pensée et de l’étant. À cette obscurité qui désassemble et déconstruit tout en le remettant à son ordre morcelé, comme à la folie plus ordinaire de tous les bourreaux des autres et d’eux-mêmes, nous verrons que la poésie de Claude Ber veut faire pièce, rempart et barricade, en se tenant contre et en mimant par moment le mouvement de déconstruction et de cassure du réel, afin d’opposer à un état du monde vécu comme intolérable une langue elle-même fragmentée, mais plus libre.
2 3 D’après un mot de Michaux. Claude Ber, Mues, op. cit., p. 56-57.
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Il s’agit en premier lieu de faire barrage à l’hénaurme de la bêtise des réseaux médiatiques et de toutes les formes de violences, avant de se déprendre des grandes illusions de ces statues que représentent trop souvent l’ego et le moi, pour ceux qui peinent à se constituer en sujet ou en « je » et demeurent boursouflés de croyances dictatoriales en une impossible unité, imperméables aux doutes et aux fluctuations. En voisine d’Artaud et de Beckett, la poète contribuera à leur suite à démythifier l’existence de l’individu conçue comme stable et se perpétuant de façon égale dans le temps, alors que tout s’effiloche et se remodèle sans cesse dans les pays internes et souterrains de l’être. En détricoteuse habile, elle s’efforcera de défaire dans le même temps la pelote des mots et du réel. Ce désenchainement, à valeur de débastillage intime et cosmique, tant il est profond chez Claude Ber, va de pair avec et passe par un feuilletage de langue, une superposition d’images, de tournures et de catégories (temps, amour, identité...) à la fois sensibles et spirituelles, prosaïques et soutenues, familières et érudites, dans un mélange de genres et de pratiques hétéroclites confinant chez la poète à la satura latine, cette mosaïque culinaire de la macédoine aux multiples ingrédients combinés, à la fois hybridité critique et saturation, quand il n’est pas question à l’inverse de soustraire, déduire, évider l’univers et tous ses contraires en allant vers le signe moins, le gommage et l’effacement. Nous montrerons comment cette langue-contre, qui attaque, se disperse et éclate avant de bourgeonner, de faire millefeuille et de se diviser en une pluralité de strates, peut finir par se changer en langue- avec, une fois que le télescopage et le chevauchement ont permis de faire cet « effort de clarté » auquel elle tient, et de suffisamment décanter le monde.
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Il est possible à partir de là, sans opérer de miracles, de rendre « moins gisant[s] 4 » les disparus et de donner « figure de langue à ce qui en manque5 ». Ce qui est alors célébré par la poète, en parallèle de cette parole consolatrice et pudique, c’est le corps dans toute sa jouissance et ses possibles, d’où une poésie qui consiste dans un faire-alliance volontiers ludique et dionysiaque, avec les autres et en particulier les bêtes et le profus du végétal, qu’elle remythifie de façon lumineuse et originale. À travers ces « moments » de son écriture que nous ne ferons qu’esquisser, pour ne pas trop figer sa pensée et son esthétique buissonnière, c’est un art de la dé-route et du court-circuit qui se trouve réalisé en dernière analyse, œuvrant à nous éveiller et intensifier les choses de notre environnement, dans une communauté créative et alerte.
Une langue-contre: du faire-pièce à l’éclatement et au détricotage
Au départ, il y a comme un devoir de faire injure à tout ce qui porte nom de massacres, de tortures et de viols, dans une langue-litanie, une langue-contre, toute sortie dehors, tonnant et roulant dans un fleuve d’énumérations «la violence de nos destructions et celle de nos destinées6 ». C’est un des enjeux fondamentaux du dire poétique de Claude Ber, ainsi qu’elle l’annonce dans Sinon la transparence : pour « faire pièce à l’insupportable7 », il faut travailler les mots de telle sorte qu’ils se rebiffent et ruent, contre la mort et la folie, entre autres, à commencer par cet acharnement à la brutalité dont font preuve communément les hommes, depuis la poésie de théâtre – ou le théâtre de poésie – ainsi qu’elle est développée dans Monologue du preneur de son pour sept figures (« je cherche une langue qui fasse obstacle, rempart », lit-on p. 69), jusqu’aux livres d’art comme Vues de vaches, qui se dresse parfois conjointement contre « le consumérisme forcené » de l’abattage et « les tueries au nom du divin » (p. 59), rameutant animaux et humains dans une même communauté de souffrance, ou encore jusqu’au récit- poème-méditation (portant peut-être les germes futures de Mues, dans sa forme) qu’est Il y a des choses que non, dans lequel est décrite dans une scansion torrentueuse l’horreur d’une espèce qui «pend, fusille, bombarde, gaze, démembre, écorche, poignarde [s]es hommes, [s]es femmes et [s]es enfants » (p. 28), rappelant les inflexions dures et océaniques du Césaire de Discours sur le colonialisme ou l’ampleur lyrique et tout aussi poignante de Chamoiseau dans Écrire en pays dominé. Pour que le cœur ne reste pas « pourrissant » sous la misère, si l’on rameute à soi une expression de L’inachevé de soi (texte faisant partie d’Il y a des choses..., p. 55), il faut tenir compte et comptabilité de toutes les exactions, afin de ne pas oublier que la poésie elle aussi a mémoire de l’homme, enregistrant tous ses actes, qu’elle est engagement de soi et rappel de l’histoire, d’emblée pulsionnelle, car « vieil héritage de raptor et de tyrannosaure », suivant cette notation d’Epître Langue Louve (p. 17), fonds commun de l’inhumain qui trouve sa place dans l’humain, et doit, partant, être dit, encore et encore. De la liste des objets usuels, détournés de leur fonction originelle avec absurde et cruauté dans Sinon la transparence, avec le marteau-ciseau soudain comminatoire quand il appuie contre les dents (p. 91), ou la clef anglaise (p. 108), prête à faire « craquer les tempes » jusqu’à ses écrits les plus récents, tels que Mues qui reprend de sinistres outils de malheur, à travers la « poire d’étouffement » ou la « manivelle intestinale », Claude Ber montre et dénonce dans un même mouvement carnavalesque et salvateur la mécanique insensée et banale des pulsions de mort. Ni pur exercice d’exorcisme, ni simple catalogue d’un musée noir, inventoriant les gestes de la brutalité, la parole poétique peut servir d’avertissement et de mise en garde. Il importe à la poète de veiller et prolonger cet esprit de vigilance que son père René Issaurat incarnait, un « ancestral atavisme de résistance8 », hérité de ses ancêtres en longue lignée de protecteurs, qui défendirent les persécutés dans des villages-forteresses.

4 Épître Langue Louve, Paris, Éditions de l’Amandier, 2015, p. 100. Mues, op. cit., p. 129.
5 Sinon la transparence, Paris, Éditions de l’Amandier, 1996, p. 39. Ibid.

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Il n’est pas étonnant que le projet poétique de Claude Ber se traduise par une autre forme de résistance : celle qui se méfie des (im)postures du moi cherche aussi dans ses textes à dégonfler l’importance de notre structure interne que d’aucuns perçoivent comme immuable et bien ordonnée, alors qu’elle n’est qu’un bloc de sensations emmêlées, d’étagements nerveux et de viscères en déplacement. Dès le recueil Lieu des éparts, la poète entreprend de « désidentifier9 » ce que nous sommes, organisant un voyage intérieur pour se déprendre des croyances en un être stable et solide, se positionnant contre un essentialisme qui postulerait l’existence d’une conscience nettement délimitée et tranquille, contre en quelque sorte tous les jardins à la française de l’identité. Ce à quoi on attribue ce nom grandiloquent n’est guère plus qu’une « fiction en mouvement», ainsi qu’elle l’exprime dans un entretien avec la traductrice Élodie Olson-Coons mené le 1er novembre 2017. Dans ses premiers textes, de fait, la poète nous entraîne dans une exploration du mystère de soi, qu’elle considère comme un « espace d’être » mis spontanément au pluriel, un pluriel qui ne rassemble pas les pièces de ce puzzle intime que nous sommes, mais désigne bien plutôt un lieu qualifié d’ « enfer interne », empli de lignes bizarres et de figures énigmatiques, ou alors un néant spatial végétant sous notre peau, auquel rien de consistant ne nous rattache, sinon une « corde10 » de peu de poids. C’est, dans les représentations de la poète, la corde du moi, ou un moi-corde qu’on retrouvera dans plusieurs de ses ouvrages ultérieurs, dont Vues de vaches, avec la « filasse intime » (évoquée p. 59). Cet enfer ou ce néant auxquels on est à peine ficelé pour ainsi dire, mettent ainsi en évidence combien notre difficulté à être confine à une dépossession totale de nous- mêmes, à tel point que la poète en vient à écrire ceci dans Lieu des éparts (p. 27): «En tant que corps, en tant que lieu, en tant que je: rien», se situant dans la même mouvance profondément radicale et lucide d’un Artaud qui affirmait déjà dans Le Pèse-nerfs (p. 107) : « pas d’œuvres, pas de langue, pas de parole, pas d’esprit, rien», ou encore d’un Michaux, pour qui « dedans » est un espace énigmatique dans lequel on gravite, « entre centre et absence11 ».
8 La mort n’est jamais comme, Marseille, Via Valeriano ; Paris, Léo Scheer, 2003 ; Paris, éd. Bruno Doucey, 2019 rééd., p. 139.
9 -Mues, op. cit., p. 111.
10 Lieu des éparts, Paris, Gallimard, 1979, p. 9 et 19.
11 Henri Michaux, L’espace du dedans, Paris, Gallimard, 1966, p. 215.
12 Antoine Emaz, Cambouis, Paris, Seuil, 2009, p. 192.
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Vide inquiétant, altérité très forte, manque de repères en soi...tout cela tend à faire de l’art poétique de Claude Ber un manifeste pour le détricotage de l’être. Elle invente en effet de nouvelles façons de « toucher au sac de nœuds central12 » qu’on est, d’après l’expression d’Antoine Emaz, pour proposer une salutaire distanciation. Lorsqu’on désacralise le moi et qu’il ne repose plus sur aucun piédestal de la pensée, on se rend alors compte, comme dans la pièce L’Auteurdutexte, que ce que l’on nomme pompeusement « identité » n’est rien de plus qu’un « radotage intime » et que le « riendutout » qu’on est, que la poète moque à travers un néologisme qui écrase les espaces typographiques, n’a pas à être divinisé. C’est quand on est tenté de s’ « agrandir aux dimensions de l’éternité13 » qu’il peut y avoir risque d’enflure et autorisation de toute- puissance dominatrice accordée à soi. Légiférer son existence et celle des autres au nom d’une imaginaire importance de son être ne repose que sur du vent, soufflé par un défaut de réflexion et de prise de recul. Chez Claude Ber, les vertus de ce recul sont grandes, dans la mesure où il permet à la fois de se soustraire à une ubris de l’ego et d’apprécier l’ensemble composite que l’on est, en acceptant cette chance qui nous est donnée de ne pas représenter un pays bien ordonné, mais un être- constellation, plein de « divisions internes », un « éboulis de mots14 » finalement, que la poète creuse encore davantage, pour dire l’ouvert de soi et mettre fin ainsi à toute psychologie. Se méfiant des personnages et des caractères trop artificiels ou séparateurs et limitants, elle préfère d’ailleurs dans Monologue du preneur de son pour sept figures, parler de « figures » et de « noms » (Le Médiaboss, No-La femme-No ou Le-La Poètemort[e]), pour redonner un peu d’air et d’opacité au mystère de l’être. Redisons-le encore, accompagnés cette fois de Mues : « il n’y a pas maintenance de soi comme un moteur15 », aussi Claude Ber cherche-t-elle à libérer des virtualités d’existence et des reliefs de possible, plutôt que de suspendre quoi que ce soit de la vie intérieure à un clou qui l’empêcherait de bouger. Et elle veille...
13 Voir dans l’ordre, Claude Ber, La Prima Donna suivi de L’Auteurdutexte, Paris, Éditions de l’Amandier, 1996, rééd. 2006, p. 47 et p. 49-50. 24

Dans le leurre des mots
Elle a raison de veiller. Pour reprendre le joli titre douloureusement juste d’un poème de Bonnefoy, Claude Ber sait à quoi être « dans le leurre des mots » peut mener de périlleux. Elle se méfie elle aussi des mots « qui offrent plus que ce qui est [o]u disent autre chose que ce qui est16 ». Accepter le pluriel de ce qu’on est se révèle nécessaire, mais il faut également éviter de confier trop de pouvoir à la parole et de lui supposer une unité et une cohérence qu’elle ne possède pas. C’est dans Il y a des choses que non que résonne avec le plus de voix ce devoir que l’on partage de porter attention à la langue. Il faut d’abord « se méfier des pluriels. Les algériens, les pieds noirs, les hurons, les hommes, les femmes, les noirs, les juifs, les arabes, il fa[ut] se méfier quand une phrase commen[ce] ainsi », voilà ce qu’on lit p. 42. Le drame se trouve souvent au bout de ce genre de formules, d’après la poète, et c’est comme une première règle de grammaire qu’elle se donne à elle-même et nous transmet ce faisant, afin de nous inviter à « regarder de près, de très près » le fonctionnement des mots et leur action (dé)structurante, en particulier quand ils touchent aux définitions de l’humain et à la sociabilité, au lien.
14 La Prima Donna..., op. cit., p. 58.
15 Mues, op. cit., p. 111.
16 Yves Bonnefoy, Les planches courbes, Paris, Gallimard, 2001, p. 73.
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S’il ne messied pas d’en revenir à l’Histoire, rappelons que la rage des idéologies et la furie des mises en système ont plus que de simples accointances avec les mots, attendu qu’elles partent d’eux et peuvent défaire toute communauté, en la marginalisant voire en la tuant au nom d’expressions dérisoires et d’insignifiantes constructions verbales. Il suffit parfois de changer un tour de la langue pour que la fermeture et l’exclusion se transforment en accueil et hospitalité de l’autre, en témoigne la « maisondesarabes » devenue la « maisondesgâteauxaumiel » pour l’enfant qui commence à faire son nid dans les dictionnaires et les manuels d’école. Si l’emploi des mots « salit la bouche17 », selon la grand-mère, il nous appartient d’en être gardiens et d’en user avec discernement et soin, de tenir debout contre le dogme et les paroles qui assignent à chacun une place où rester cloisonné sous peine du pire. Il nous appartient par là d’être clairvoyants, car la langue par les hommes est truffée d’explosifs et prolonge ses pièges d’un discours à l’autre, et qu’il est facile de prendre une phrase au sérieux et de s’avilir en pensant détenir vérité langagière et droit d’en user avec les autres comme avec le monde, en tyran et en juge, de se comporter en porcs avec les mots et les hommes, ce que l’aïeule de Claude Ber – « Pouercs ! Des porcs ! » prononce sur le même ton qu’Artaud, aux assertions duquel certainement elle souscrirait, et avec elle la poète : « tous ceux qui sont maîtres de leur langue, tous ceux pour qui les mots ont un sens, tous ceux pour qui il existe des altitudes dans l’âme, et des courants dans la pensée [...] sont des cochons », de même que « ceux qui suivent des voies, qui agitent des noms, qui font crier les pages des livres, - ceux-là sont les pires cochons18 ». Et ce ne sont que des hommes agitant des mots, s’il convient, avec la parentèle de Claude Ber, de rendre aux bêtes la dignité qui leur échoit. C’est alors avec d’autres mots que l’on peut veiller et contribuer à transformer un état du monde par trop sombre et asphyxiant, ce qui se réalise chez la poète à travers une langue-contre, comme on a pu le voir, mais aussi à travers une langue-entre, qui brasse les niveaux de langage, associe le micro au macrocosme, entremêle le populaire au savant, télescope toutes les catégories du froid et du chaud, du haut et du bas, de l’ombre et de la lumière pour feuilleter le monde ou du moins reproduire sa superposition de sons et de couleurs. Les contraires alors s’échangent et des croisements peuvent naître, dans une poésie du mélange superposant le mouvement de la soustraction et celui de la multiplication, pour dire de avec une liberté nouvelle et un soin plus grand.
17 Claude Ber, Il y a des choses que non, Paris, éd. Bruno Doucey, « Soleil noir », p. 43. 18 Antonin Artaud, L’Ombilic des limbes suivi de Le Pèse-nerfs, Paris, Gallimard, [1927,

1956], rééd. 2009, p. 106-107.
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Une langue-entre : comment dire le millefeuille du réel
Si l’écriture que pratique Claude Ber participe du palimpseste, une première surimpression réside dans l’intrication de ce qu’on appelait les registres de langue : des tournures ressortissant à de la familiarité, voire de la vulgarité se trouvent en effet entrelacées avec des inscriptions plus relevées et sophistiquées, par exemple dans La mort n’est jamais comme, où dans un même texte, jouent de se rencontrer un magma prosaïque et enfantin de jurons et d’interjections vociférantes – « Putainçapueputainçapue » – et un babil amoureux emprunté, qui se veut plus soutenu, presque fleuri – « Soledad, le bleu comme un festin que nul ne regarde », mais représente une autre forme d’absurde, au milieu d’un train. L’insulte qui fait bloc de manière débraillée, similairement, le dispute à un raffinement qui s’affiche comme tel et se montre auto- satisfait, quand « va te faire enculer pédale » voisine avec « ta peau comme la nuit à peine devinée19 ». Dans La Prima Donna, en outre, des reflets de la vulgarité ordinaire et brute sont également réfractés en même temps que des trouvailles plus élégantes et douces, comme dans un extrait où la « bonne baiseuse » se change en « amoureuse sensuelle et épanouie » dans le même paragraphe (p. 18). Ce qui est ainsi mis en jeu par la poète, c’est la capacité du langage à prendre en charge le touffu du réel, sa multiplicité de voix, y compris dans les discours apparemment les plus lointains voire les plus opposés. En cela s’accomplit ce que Claude Ber a souvent nommé un « dirécrire20 » qui exprime un balancement entre parole et écriture, idée que l’on peut lire notamment dans Aux dires de l’écrit. Cela nous apparaît comme une manière de renouveler dans un même mouvement poétique la tension entre le sublime et le grotesque, qui se réactualise parée d’un costume syntaxique inédit dans cette phrase d’Epître Langue Louve : « Lorsque les mots vont comme chat à la litière21 ». L’écriture prend ainsi la forme d’un tourniquet ou d’une roue de moulin, faisant tourner les unes autour des autres des façons de parler et donc des réalités, ou des façons de la découper et de la représenter, singulières, mais moins différentes ou en tout cas étrangères les unes aux autres que ce qu’on pourrait le penser.
Si écrire sur quoi que ce soit du monde c’est prendre le risque d’une recherche et d’une expérimentation, alors Claude Ber se plaît à concevoir
19 Claude Ber, La mort n’est jamais comme, op. cit., p. 47-48.
20 Aux dires de l’écrit, Montpellier, Le Chèvre-Feuille Étoilée, 2012, p. 215.
21 Épître Langue Louve, op. cit., p. 9.
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et redessiner comme un laboratoire de la langue, mais à ciel ouvert, ludique et irrévérencieux, qui ne feuillette et malaxe pas seulement des registres de langue, mais aussi des tonalités : une ironie désacralisante affronte souvent avec légèreté et malice le grandissement lyrique et la remythification plaisante, celui des histoires comme des personnages qui les peuplent. C’est Orphée et Eurydice, dans Orphée market, à titre d’illustration parlante et créative, qui reprennent de « banales chansons de dancing et de boites de nuit » et se changent en « coquilles d’escargots secs », se donnant des surnoms dérisoires et des « Mimine chérie » dans une pièce qui se déroule peut-être dans une maison de retraite ou un asile. L’atmosphère oscille entre le plateau-télé et le lieu de culte. La dérision est bien présente, mais s’avère par moments entrer en dialogue avec une célébration plus subtile, aux accents de sentences et de maximes réflexives, quand celui qui voudrait devenir fils du couple légendaire se voit prêté un souvenir magnifié par de l’imparfait à distance onirique et un adverbe d’intensité : « vous étiez si grands dans ma mémoire22 ».
Par-delà cet enchevêtrement des tonalités, c’est peut-être dans le brouillage des catégories traditionnelles de l’expérience humaine que la poète s’ingénie le plus à imprimer chaos et vertige, sacrifiant volontiers à un héritage baroque : celui du mundus inversus, monde joyeusement retourné comme une chaussette, où le haut et le bas sont renversés, univers habité par des truites s’ébattant dans un ciel-mer et des poissons de terre. De fait, Claude Ber à notre sens, semble revêtir les habits de la «saga maga», magicienne chez les auteurs latins lançant des sorts comme des cailloux, au hasard des vents et des saisons. Il suffit de rouvrir Lieu des éparts, Épître Langue Louve ou encore Mues pour le vérifier : dans le premier recueil, elle va jusqu’à inventer des êtres hybrides, « [m]i-chevaux mi-phalènes23 », les Liversés, qui font remonter le temps, quand, dans le second, elle convoque le « défilé des doubles besaces24 », mariant monts et mers, ou mâchant entre ses dents dans son dernier ensemble de textes une « odeur de cèpes et de lait de chèvre », ou « le piaillement des mouettes dans les sapinières 25 », savourant la connaissance magique d’un monde revenu à son enfance, celle des étymologies qui associent le savoir au goût et le concept aux récipients, dans une langue qui héberge aussi bien le tohu-bohu des grottes que des rivages, une langue du sagire, du « sentir avec finesse », d’après Cicéron.
22 Orphée market, Paris, Éditions de l’Amandier, 2005, p. 23, 27, 64 et 65.
23 Lieu des éparts, op. cit., Paris, Gallimard, p. 113.
24 Épître Langue Louve, op. cit., p. 40.
25 Mues, op. cit., p. 25.
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Rien de surprenant, dès lors, si le minuscule au cosmique se trouve greffé, puisque « grillons et galaxies », tout conspire, fait bouture et
famille, respire avec tout, des azurés aux comètes, ainsi qu’elle l’écrit dans l’article « Effraction/Diffraction/Mouvement » pour le n° 73 de la revue Cités. S’il faut chez Claude Ber rechercher un ultime tour de magie, celui-ci peut se manifester dans une double opération chère à la poète, la soustraction-multiplication: d’un côté évider, déduire, retrancher, et de l’autre additionner, augmenter, bourgeonner, combler jusqu’au trop-plein et à la saturation. Sachant bien, comme elle le dit dans Epître Langue Louve, que nos bouches « disent souvent si obstinément rien26 », elle va faire écho à cette réalité du vide langagier en se tenant d’abord rivée à l’économie et à la sobriété, à l’image du père « silencieux, taiseux27 », faisant trésor de peu de mots et n’en vivant pas moins intensément. Cette parole minimaliste chez Claude Ber va le plus souvent être cultivée comme fleur de rien quand il s’agit de faire face à la mort, qui ne laisse que le signe moins du retrait et de la dépossession sur son passage, dans la trame de l’être comme dans celle des mots, chargés alors de « recueillir ce qui reste ». Il n’est que de se souvenir de La mort n’est jamais comme, où la poète approche de ce qu’elle appelle la « banqueroute verbale28 ». Ce qui permet alors de dire quelque chose de, contre, et entre la mort et ce qu’elle laisse dans son sillage, c’est peut-être dans ce cadre étriqué et raboté par le sombre, une poésie qui se dit à voix basse, proche de l’infra-lisible et du murmure, ou de la simple notation, humble et droite dans cette modestie et cette réserve qu’on redécouvre dans Mues : « Voilà, c’est fait, un jour de plus ». C’est une écriture parente du carnet et d’un certain diarisme à hauteur de quotidien qui sert à se maintenir, lorsque le dur des évènements se fait un peu trop cassant et vertical.
À l’inverse, quand tout du monde et du langage a pu être vidé, ou du moins ramené à taille réduite, la poète déploie alors un art du gonflement qui touche à la prolifération intime, dans Lieu des éparts, notamment, avec les « trente-six peuples de l’esprit29 » qui occupent l’espace intérieur et font ricochet avec la « zone-des-peuples-muets » de Celan, dans son poème « Et avec le livre de Taroussa30 », avant de reproduire dans sa générosité la richesse humaine d’une famille, dans Il y a des choses que non, qui va donner un peu de son énergie à l’enfant, pour qu’ensuite, elle se rende compte que le poème peut tout engloutir, « tant l’ample que le chétif 31 ». Grâce à cette fluctuation et cet aller-retour entre le rabotage et la multiplication, l’évidement et la saturation, la poésie de Claude Ber gagne une force étrange, qui enveloppe le lecteur et fait de la fréquentation de ses œuvres une expérience de submersion et d’épurement dans le même temps, hypnotique et d’autant plus réussie qu’elle part d’une langue-contre pour aller vers une langue-entre, atteignant dans une troisième station poétique une langue-avec, qui console, ramène ce qui manque dans le filet de la présence et finit par faire cosmos avec l’humanité comme avec les plantes et les animaux, transformés en totems et en expressions libres d’un nouveau pacte de partage.
26 Épître Langue Louve, op. cit., p. 76.
27 Il y a des choses que non, op. cit., p. 16.
28 La mort n’est jamais comme, op. cit., p. 38.
29 Lieu des éparts, op. cit., p. 110.
30 Paul Celan, La Rose de personne, [Die Niemandsrose], [1963], Paris, José Corti, traduction de Martine Broda, 2002, p. 147. 29

Une langue-avec, qui fait offrande aux morts
Cette langue-avec, avant de la tourner du côté du vif, des vivants, la poète va d’abord faire d’elle un chemin, pour donner pont et passerelle aux absents, trouver une jonction ou au moins élaborer une tentative de liaison avec les morts, tous ceux pour qui la langue fait définitivement défaut, les anonymes comme les plus familiers, quand aucune parole n’est suscitée pour se souvenir d’eux et les rendre un peu moins distants, cadenassés qu’ils sont dans leur pays d’où l’on ne revient pas. Si la poète sait que les mots ont peu de rapport avec cette nuit absolue et que le linceul recouvre plus vite les paysages éteints que les poèmes qui voudraient s’y substituer, ou du moins s’y broder comme point de nœud, de plume ou de bouclette, pour que la peine, le chagrin de mourir et la peur de bientôt disparaitre à son tour soit moins grande, elle garde néanmoins à l’esprit qu’une forme de consolation peut être attendue de l’écriture, et que nommer peut rendre moins radicalement évanouis les fugitifs qui se sont une fois pour toutes dérobés, peut même enlever un peu d’épaisseur à l’ombre qui a englouti ceux qu’on a perdus. Pierre Michon, qui a souvent fait de la mort la grande dédicataire de ses textes, ne voit pas d’autre fonction à la poésie que celle de « regarde[r] le cadavre32 », de rassurer les corps qui se souviennent. Si chez Michon, ce qui est visé est de réactiver ponctuellement le mythe de la résurrection de la chair dans la topique du christianisme, l’important reste de donner un sentiment de présence, pour lui, et d’aller vers les absents pour leur redonner un corps de mots moins corruptible que leur dépouille, en réenchantant leur mémoire. Claude Ber, de même, semble vouloir
31. 31 Claude Ber, Il y a des choses que non, op. cit., p. 22.
32. 32 Pierre Michon, Corps du roi, Lagrasse, Verdier, 2002, p. 74.
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accomplir par moments le même geste de remembrance des absents et de réinscription de la perte, – peut-être moins sévère quand on écrit sur elle avec le talisman du poème au poignet –, au moins temporairement dans des textes qui ne craignent pas de dire la mort pour offrir de nouveau une histoire à tous ceux à qui, lato sensu, on n’ose pas donner voix.
Ce sont les « lettres d’au-delà33 » dans Monologue du preneur de son pour sept figures, mais c’est également le verbe « inexister34 » qui s’ajoute à la langue dans Orphée market, et surtout, ce sont les images de mythification, d’enchantement, et de réassurance lyrique, qui peuvent donner parfois au deuil, dans La mort n’est jamais comme, une coloration plus claire et brillante, moins aveuglante, ou en tout cas, sont à même de conférer à la disparue majuscule du recueil, des figures qui lui permettent de rayonner sur le seuil des souvenirs : le « livre des morts à la main », la poète la regarde et se remémore les « comètes chargées de vœux » passant dans « la nuit le ciel », buvant à la source de leurs légendes qui ne sont plus naïves mais serrent le cœur, quand on se rappelle qu’elle ne font que griffer un instant la page du cosmos et qu’il ne nous revient pas de résister au temps, tout au plus peut-on lui donner un habit de « vieux géant mi-cyclope mi-ogre » et trembler en le voyant secouer la vie comme un « plant de haricots magiques35 », et c’est déjà là une manière de consolation, même si elle vient des contes. Il vaut encore mieux, pour qu’une langue-avec-la-mort soit possible et habitable, écrire de la fiction plutôt que rien, et se confier aux pouvoirs de l’imaginaire qui eux aussi existent même s’ils ne font aucunement revivre. Si la poésie n’a pas valeur d’un lève-toi-Lazare ou d’une nekuia homérique, elle peut cependant ralentir la coulée des jours qui passent, et rendre un peu plus supportable la perte, en l’apprivoisant notamment à travers des morceaux de couronnes brisées et des salves de mots bavards et dépeignés, comme dans Épître Langue Louve, où la poète ne se résout pas à la résignation et préfère donner de la voix et ouvrager la chair de ses images, de telle sorte qu’elle puisse « proférer tout haut les morts et les vivants », dans des clameurs qui attaquent le silence en mobilisant tout un trésor d’instruments à parole et d’éclats sonores : « lèvres, glotte, larynx, poumons, pelure granuleuse du gosier, incisives sifflant36 » sont de fait réunis pour remodeler avec énergie et incorrection le néant qui se trouve en quelque sorte apostrophé, chanté, crié et modulé, rendu au moins plus familier et gai d’être ainsi mêlé à pareille force de vie et de création.
33. 33 Claude Ber, Monologue du preneur de son..., op. cit., p. 23.
34. 34 Orphée market, op. cit., p. 19.
35. 35 La mort n’est jamais comme, op. cit., p. 46, 108 et 41.
36. 36 Épître Langue Louve, op. cit., p. 100
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Ce qui par là se trouve déterré, réécrit et exalté, c’est le récit, l’histoire même de tous les gisants, licencieuse et noble, comique et tragique à la fois comme le néant, l’histoire des proches ou des anonymes qui sont glorifiés par la poète « comme pharaons dans la vallée des rois », brillant par leur absence, dormant au sein des cimetières perchés de Mues, où le geste du souvenir-réenchantement, de la profération légère et fougueuse, va s’accomplir dans une éthique de l’accueil et de l’invitation : celle à réinventer un espace de cohabitation avec les disparus, pour que mort n’entraîne pas que déploration, mais puisse ménager la possibilité de rencontrer une autre richesse. Il demeure quelque chose d’inaltérable : un entêtement à exister avec et malgré les idées de terme, d’achèvement et de disparition, et tout le terrible et l’irrémédiable de la vie, qui permet à Claude Ber d’extraire « or de mort37 » dans une singulière langue des oiseaux, fraîche et ingénieuse.
Célébrer le corps
Qu’est-ce que rend possible cet or, ainsi extrait ? De se donner tout entier à la vie et à son entrain, de revenir après avoir fait offrande aux absents, au plus dense de l’être, retourner à son charnu même, à tout ce qui fait épaisseur et irrigue les sens. À tout cela, Claude Ber va nourrir sa poésie, prenant le corps à la fois comme thématique et matière d’écriture, faisant entrer de la chair dans son style pour rendre hommage aux forces qui nous meuvent et remuent la terre, battant la pulsation de nos cellules comme peau de tambour, pour faire appel à une expression rythmique qui revient souvent chez la poète. Cet allant dans la langue et cette vitalité, aux origines mêmes de toute écriture, selon elle, si « quand on écrit on a du corps plein la bouche38 », elle le définit et l’accentue dans un échange avec Mathieu Cipriani, pris à la fin du Monologue du preneur de son pour sept figures. Ce qu’elle veut lancer dans toutes les directions données par l’écriture, c’est un « appel d’existence au corps39 ». Cet appel prend forme et s’alimente dans l’arrondi et le ventru des « bêtes à beurre40 », à cuir et à crème que sont ses ruminants fétiches de Vues de vaches, mais il trouve aussi de quoi attiser sa flamme dans l’explosion de l’odorat et du goût, véritables brasiers parmi les perceptions sensorielles souvent célébrées chez la poète, comme dans Il y a des choses que non, où l’espace vécu prend les dimensions envoûtantes d’un parc qui sent « la mûre et le romarin », quand l’hospitalité fait image sous la forme d’une « petite raquette orange », libérant aux portes du palais un « miel épais » et une saveur inconnue « de pistache et de dattes41 ».
37. 37 Mues, op. cit., p. 61 et 115.
38. 38 Aux dires de l’écrit, op. cit., p. 231.
39. 39 Monologue du preneur de son pour sept figures, op. cit., p. 71.
40. 40 Vues de vaches, op. cit., p. 15.
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C’est à une fête gourmande et initiatique que nous sommes ainsi conviés. Nous retrouverons cette joie de la dégustation sensuelle dans Epître Langue Louve, où la pistache revenue est mêlée d’anis dans la vieille ville odorante encadrée de « branches de citronnier42 », mais aussi dans Mues, où la chair et le texte ne font plus qu’un : les jours deviennent confits comme des fruits, la langue se métamorphose en « écuelle », servant « peau » en même temps que « parole », qui font analogie dans une quasi-paronomase et le temps se roule en pâte... Délices de fantaisie et de bonheur simple, mais pas simpliste pour autant, qui ouvrent voie et piste de circulation fantasque à tout un « cortège gourmand de sentir, voir, toucher, goûter, renifler, entendre43 ». Si l’appétit de vivre est quelque chose de démesuré et d’irrésistible, Claude Ber lui rend un hommage convaincu et électrisant, qui débouche naturellement sur les plaisirs les plus intimes et érotiques, ceux de l’amour et de ses déclinaisons elles aussi pleines de sève et d’énergie langagière. En témoigne de façon appuyée et espiègle La Prima Donna, qui nous dévoile l’art « le plus secret et le plus exigeant », celui de la bagatelle et des humaines étreintes, que les belles créatures peuvent peindre et donner à sentir, en tant que « sucreries » qu’elles sont, mais que l’intelligence fait davantage rayonner et resplendir, investissant les caresses et les fatigues charnelles de plus d’agrément et de profondeur. Des « chaussettes » à la « passion44 », là encore la langue feuilletée et dansante de la poète vient tout enlacer et confondre, dans un patchwork tour à tour grisant et drolatique. Une variation fait entendre la même musique, cette fois sur un ton plus feutré, de la confidence et du souvenir intime, dans Sinon la transparence, où Monte-Carlo, au début du poème « Impair et passe », est associé à un corps à corps fugace, qui fera empreinte dans la mémoire, se cristallisant dans l’image « lèvres et sexes abouchés45 ». Si l’on peut repenser à la formule proustienne du Temps retrouvé - « une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfum, de sons, de projets et de climats » - on ressent le même émoi planant au-dessus de cette heure dans le poème, une heure «pleine de l’odeur claire» d’un amant. Abondance et manque gardent peut-être toujours un jeton de côté pour relancer la machine du désir chez la poète, il reste que c’est la joie du corps et de sa jouissance qui prime, et vivre est loin d’être (seulement) triste. L’amour, qui est très présent et compose une part importante de la lumière de ses textes, participe de quelque chose de plus grand chez Claude Ber, qu’on peut désigner comme un universel faire-alliance, avec les autres, mais
aussi avec les plantes et les animaux.

41. 41 Il y a des choses que non, op. cit., p. 43.
42. 42 Épître Langue Louve, op. cit., p. 36.
43. 43 Mues, dans l’ordre, op. cit., p. 14, 66 et 105.
44. 44 La Prima Donna..., op. cit., p. 23, 25 et 35.
45. 45 Sinon la transparence, op. cit., p. 37
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Bâtir des arches, rassembler le vivant : comment faire cosmos en poésie
Plutôt que d’ouvrir un monde, d’ « installer » un univers, à l’instar de géophilosophes comme Heidegger, s’inscrivant dans une pensée de l’édification vigilante et de l’agissement sur la terre, – songeons à ses Chemins qui ne mènent nulle part, où l’art, à travers l’œuvre-temple par exemple, permet d’arrimer l’homme à un certain sens de l’environnement qu’il habite, – Claude Ber veut davantage faire-alliance, et proposer une cohabitation du monde, se montrant plus proche selon nous de la géopoétique, telle que Kenneth White l’envisage : une façon d’embrasser l’univers, dans un jeu qui touche aux constellations et rassemble chaque homme, chaque bête et chaque plante, pour ainsi dire, dans une même galaxie fraternelle ou sororale. La poète suit en cela l’invitation envoyée par Ezra Pound, à la fin de ses Cantos, quand il nous encourage à « faire monde46 », avec tout ce qui existe et vit. C’est pourquoi elle invente des « façons oiseau » de parler et, dans ses textes, aime à revêtir peau de caïman, écailles de poisson ou plumes de mésange, pour dire notre co- appartenance à une même demeure que nous partageons avec ce qui nage, vole ou sautille, depuis l’âge des bêtes les plus immémoriales. Aussi la poète prête-t-elle sa langue à toutes les espèces et se réclame-t-elle animale également, rejoignant une vérité intime et libératrice : l’homme est bien plus grognant, clapotant et hululant que ce qu’il veut faire accroire – d’abord à lui-même, ayant perdu mémoire de sa bestialité qui pourtant lui ouvre nombre de possibles et lui permettrait de s’ouvrir au monde et de se réinventer.
Pourquoi rester seulement humain quand on peut « glisser », comme dans Lieu des éparts, et devenir « le lit, la chaise, l’arbre47 », dans un mode d’être multiple et accueillant, plus propice à l’exultation et à la sérénité d’existence ? De même, pourquoi ne pas se rappeler que la langue est une réserve de sons et de sens peu éloignée du grouillement animal, du moment que l’on change les alphabets en « alphabêtes », répertoriant avec un génie enfantin et musical la grenouille « aux souliers trempés », le koala questionneur et le wapiti « destrier d’Orion48 » ? Claude Ber multiplie à l’envi les arches poétiques et les bestiaires, car elle a « patte » plutôt que main, pour dessiner des images, ainsi qu’elle l’avoue dans La mort n’est jamais comme, dépassant la « meute des animaux d’amour », qui passe souvent dans les surnoms affectueux et les mots du don entre amants, pour retrouver une dimension archaïque, qu’elle nomme « primitive » dans un texte intitulé « photographie49 », et que nous connaissons tous quand la douleur et le plaisir du souvenir nous ramènent à une existence plus instinctive et brute. Cette dimension est évidemment précieuse, et il appert que nous devons la cultiver davantage.
46 Ezra Pound, Les Cantos, [The Cantos], [1986], Paris, Flammarion, traduction de Jacques Darras, Yves di Manno, Philippe Mikriammos, Denis Roche et François Sauzey, rééd. 2013.

47 Claude Ber, Lieu des éparts, op. cit., p. 40. 34

C’est ce qu’essaie de faire la poète dans Vues de vaches, où les « Vosgiennes », les « Parthenaises », les « Bleues du Nord », les « Limousines », les « Pie Rouge de Belgique », les « Gasconne », les « Froment du Léon » et bien d’autres sœurs à pis et à cornes, consacrent dans une liste kaléidoscopique et enivrante un sens de la cohabitation et de l’hospitalité des plus émouvant et fort. À travers ces animaux totémiques, magiques, enchantés et enchanteurs, qui tiennent de la fleur comme de l’étoile à l’image de la « vache gourmande » offrant au regard curieux son «bouquet de taches blanches», ou encore des vaches- diamants qui « broutent des prairies d’émeraude50 », c’est un miroitement qui se donne à voir dans la langue-avec de la poète, restaurant une forme de pacte du vivre-ensemble et défendant l’acceptation de toutes les créatures au sens le plus large du terme, laissant entendre finalement que la lignée des vaches divines (des Hathor, des Nout, etc.) et de tous les animaux mythifiés rejoignent une même et importante idée que chacun devrait reconsidérer et chérir davantage : celle que l’on brûle avec les animaux mais aussi avec les plantes, au même feu cosmique, et qu’il est nécessaire de ramifier nos relations comme les mots pour les dire. Cette ramification, ce faire-rhizome d’inspiration deleuzienne dont la poète se réclame n’est rien d’autre qu’un rappel à l’humilité de l’humus, de la terre dense et de l’herbu qui infuse tous ses poèmes, faisant pousser sur les bords de ses textes les « renoncules lotiers lupins saponaires51 » du square d’Épître Langue Louve, dans une esthétique formidablement remuante et fertile. De la sorte, l’équation-définition de la poésie proposée par Claude Ber peut s’effectuer, selon laquelle « poésie égale
48. 48 Alphabêtes, Draguignan, éd. Lo Pais d’Enfance, op. cit., p. 17, 23 et 43.
49. 49 Claude Ber, La mort n’est jamais comme, op. cit., p. 31.
50. 50 Claude Ber, Vues de vaches, op. cit., p. 63, 13 et 37.
51. 51 Claude Ber, Epître Langue Louve, op. cit., p. 59.
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maximum de sens sur minimum de surface », dans la mesure où cette proximité avec le végétal et l’animal permet de densifier le style, de le condenser et de l’intensifier, apportant au lecteur une expérience de la présence que ne renieraient pas Bonnefoy, Ponge ou Tardieu, figurant parmi les observateurs les plus attentifs du réel et de ses trappes qu’ils n’ont pas hésité à soulever. Dans une entreprise semblable de dévoilement et de communion avec le cosmos, la poète parvient elle aussi à rendre compte du monde et de ses phénomènes, d’une touffe d’herbe ou d’un météore, ainsi que d’un éclairage particulier du soir, avec une précision et un sens de la nuance qui redonnent aux choses ce charme de la première vue, du regard initial posé sur elles. C’est « l’argent gris des lampadaires », ou le « puits de mine52 » qui s’ouvre derrière les branches des arbres, dans Lieu des éparts, c’est un recensement qui dénombre « la pluie-signaux, parcourant de « tirets à haute fréquence53 » l’écran du paysage, dans Sinon la transparence, c’est également le face-à-face incantatoire avec « l’impériale », «
  • a chef de troupe », «
  • a vache sans usage54 » qui embrase une page de Vues de vaches à elle seule, la traversant comme une flèche enflammée. Brièveté des syntagmes, modalité assertive, mise en relief... On pourrait compiler les remarques analytiques formelles, sans pour autant assécher le dynamisme, l’énergie et l’éclat de poèmes et de trouvailles verbales qui ne disent qu’une chose : pour vivre juste et dire vrai, il faut se rendre une nouvelle fois hospitalier et faire alliance. Il faut s’éveiller.
    De l’éveil à la déroute : une langue qui é-meut
    Langue-contre, langue-entre, langue-avec... la poésie de Claude Ber est tout cela simultanément, et parvient, ce faisant, à devenir langue d’éveil, langue sismique capable de communiquer des ondes de choc aux habitudes de lecture, aux prévisions et aux mots qui peuvent vite se rigidifier et perdre de leur jeu et de leur respiration si l’on n’y prend pas garde. S’il est une attente, c’est celle de la fin de l’attente, de la surprise et de la revivification. Dans Cambouis, Antoine Emaz souligne ce que nous percevons comme un enjeu majeur de l’écriture poétique : « On ne sait pas ce qu’on attend, quelque chose comme Godot qui va électrifier le circuit, rendre nécessaire, urgent d’écrire. Godot, c’est l’émotion55.»
    52. 52 Claude Ber, Lieu des éparts, op. cit., p. 48.
    53. 53 Claude Ber, Sinon la transparence, op. cit., p. 94.
    54. 54 Claude Ber, Vues de vaches, op. cit., p. 27.
    55. 55 Antoine Emaz, Cambouis, op. cit., p. 57.
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    Cette émotion qu’on relit chez Claude Ber part du mouvement, de l’action neuve qui relance l’étonnement et fait revivre le sens premier du mot : elle définit dans Mues son art comme un « émouvoir » qui agite des sensations, des sentiments et des pensées qui nous « é-meuvent, nous mettent en mouvement56 ». Ce que la poète réussit à accomplir dans ses textes, à travers le flot tourbillonnant de ses images, de ses couleurs et de ses voix, c’est même plus que de (re)mettre en mouvement des figures et des façons de se dire et de dire les autres, et le monde avec eux ; elle parvient en effet à créer de l’accélération, comme dans Le nombre le nom, où elle affirme que la mathématique a cela de commun avec la poésie qu’elle travaille dans l’instantané, l’immédiat de l’esprit et du sentir57.
    Comment re-présenter, figurer à nouveau pour soi et le lecteur cette réalité étrange et merveilleuse du mouvement, de l’éveil inattendu et prompt ? La poète propose une réponse dans Il y a des choses que non, où elle avance l’idée qu’il faut prendre la langue à rebrousse-poil, la mener à « contre-courant58 » pour ne pas rester statique et garder son attention aux autres et à la vie toujours leste et inquiète. Les moyens d’y parvenir sont pluriels. À titre d’exemple, suivant le principe énoncé par Michaux dans « Tranches de savoir » qui est de faire attention aux excès du « bourgeonnement » et d’ « écrire plutôt pour court-circuiter59 », Claude Ber va détourner des objets usuels de leurs fonctions, en révélant leur potentiel destructeur dans Sinon la transparence, qu’il s’agisse du canif, du pique-terre ou du piolet60, mais elle va en outre croiser le poème « aux DJ et aux clips61 » dans Monologue du preneur de son pour sept figures, ou encore faire pousser des fleurs de « fumier » et des ailes d’ange dans Orphée market, pièce-poème bruissant d’un pépiement intérieur qui marie le commentaire mercantile et les Enfers légendaires. C’est une esthétique de la surprise et de l’imprévu qui se donne ainsi à contempler et vivre, provoquant en dernière analyse la dé-route du lecteur, amené à changer sans cesse de direction dans une expérience qui vaut comme une marche et se révèle dans Mues comparable à un « viatique dans un balluchon62 ». Se décentrer, s’éloigner des plans et des guides d’interprétation du monde, se déterritorialiser pour aller vers un espace plus flou et mystérieux, à la fois proche et étranger, voilà ce à quoi toute
    56. 56 Claude Ber, Mues, op. cit., p. 130.
    57. 57 Le nombre le nom, op. cit., p. 11.
    58. 58 Il y a des choses que non, op. cit., p. 88.
    59. 59 Henri Michaux, L’espace du dedans, op. cit., p. 335.
    60. 60 Claude Ber, Sinon la transparence, op. cit., p. 97, 103 et 114.
    61. 61 Monologue du preneur de son pour sept figures, op. cit., p. 69.
    62. 62 Mues, op. cit., p. 135.
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    la poésie de Claude Ber nous incite. C’est ainsi que la langue de dé-route et de court-circuit peut inventer de nouveaux possibles langagiers et conceptuels, créant une ménagerie atypique et raffinée. Si Robert Desnos a pu donner la vie à une «fourmi de dix-huit mètres» dans ses Chantefables et Chantefleurs, si Henri Michaux a imaginé la « Parpue » aux yeux changeants et aux longs poils ou encore l’ « animal mange- serrure63 », qui permet à son maître d’entrer dans des chambres d’hôtel et de gagner mille nouveaux chez-lui, si Robert Pinget, de son côté, a pu voir battre des « lavandes-mouettes » aux ailes « qui se déploient ou se referment selon le temps et l’heure » ou des « pavots-chiens » qui « aboient au passage de la chair fraiche64 », Claude Ber n’est pas en reste de fantaisie et d’originalité, elle qui rêve dans Lieu des éparts d’êtres féeriques et improbables comme la « Bélicerne », à la « démarche étrange de cheval d’échec », gouvernant l’hiver comme l’été ou « les parleurs », qui ont des mots « plus grands que leurs poches » et « se tournent vers l’infini quand ils mangent65 ».
    La fantasmagorie est tout aussi féconde et troublante dans Sinon la transparence, où le bien nommé « Gobe-lune » hante les lacs pour aspirer le reflet de la lune qui fait luire son pelage, tandis que le « Balec » ressemble à un chameau broutant le désert pour « essaimer66 » les mirages contenus dans ses bosses. Miracles des inventions, quand on laisse la langue à ses songes... Ils sont encore plus déstabilisants dans Alphabêtes, lorsque la poète, après avoir joué avec les voyelles et les consonnes, celles de l’anchois qui n’a pas de royaume autre que son « O » ou de l’iguane, ce « i qui marche en s », attribue de nouvelles propriétés à la jument qui court sur les murs « comme un mille-pattes » et finit même par concevoir de nouveaux rapports à la durée et à la finitude : c’est le remarquable et métaphysique « crocodile-crocotemps », qui fait bouger les cycles et les saisons – « Plus d’avenir plus de passé67 ! » et bouleverse les catégories classiques faussement rassurantes et immuables du temps et de sa chronologie, à travers un jeu d’inversion vertigineux : demain se transforme en quelque chose qui mord la vie et se retourne sur soi, prenant le présent dans ses mâchoires quand il ne dort pas sur son île...
    63. 63 Henri Michaux, L’espace du dedans – pages choisies (1927-1959),
[1966], Paris, Gallimard, rééd. 1981.
64. 64 Robert Pinget, Graal Flibuste, Paris, Minuit, 1956, p. 148 et 150.
65. 65 Claude Ber, Lieu des éparts, op. cit., p. 127-129 et 134.
66. 66 Sinon la transparence, op. cit., p. 142 et 157.
67. 67 Alphabêtes, op. cit., p. 7, 20, 21 et p. 9-11.
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Demeurer en chantier
Si « la bêtise consiste à vouloir conclure », d’après le mot flaubertien, on pourrait être tenté de ne pas tirer jusqu'au bout les rideaux de ce parcours-présentation, se contentant de noter que Claude Ber se fait fort d’explorer toutes les potentialités de la langue : après avoir opposé un « non » tenace et insoumis à tout ce qui tue, blesse, emprisonne et exclut, après de même avoir cultivé une forme de déprise du moi et dégonflé une partie des concepts et des mots, après avoir ensuite mené la langue-contre à une langue-entre qui entremêle et multiplie les registres, les tonalités, les figures et les paysages, puis évide le réel avant de le saturer (et en même temps de le recreuser, comme rien n’est purement linéaire et successif dans ses textes), après l’avoir aussi conduite à une langue-avec, donnant voix et histoire aux absents, œuvrant à une forme de consolation et d’hommage rétrospectif, après avoir enfin célébré le corps et fait alliance avec tout ce qui vit, dans une cohabitation légère et généreuse avec les plantes comme les bêtes, voilà qu’elle invite à se laisser dé- router, surprendre encore et (r)éveiller, par des textes qui semblent avoir chaussé les bottes de sept lieues, tant ils parcourent de terres sonores et imagées. Que nous reste-t-il maintenant à faire ? Simplement continuer à sauter les clôtures, de tout ce qui a figure de certitude et de dogme et demeurer en chantier, inachevé et libre de muer comme bon nous semble. Relire la poète et être, être-contre, être-sur, être-sous, être-avec, au milieu et partout à la fois, du moment que cela permet de ne pas nous laisser harponner par toutes les folies qui nous environnent, et d’élargir notre horizon. Que reste-t-il à faire ? Enterrer peut-être la « vhache de guerre » et laisser meugler la vache sonore en nous, qui fait galoper les mots dans une « bousculade bruyante de culs et de côtes68 », faisant s’entrefleurir familiarité et recherche dans une allitération qui ne manque pas d’humour et de vivacité. Meugler, ou meugloter, avec Claude Ber et ses vues du monde.

68 Vues de vaches, op. cit., p. 47 et 61.
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Cf POEZIBAO

Dimanche 28 Mai 2023
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ANTHOLOGIES ET PUBLICATIONS COLLECTIVES

Revue Cités N°73,
Effraction/ diffraction/
mouvement,
la place du poète
dans la Cité,
mars 2018.

Pour avoir vu un soir
la beauté passer

Anthologie du Printemps
des poètes,
Castor Astral, 2019

La beauté, éphéméride
poétique pour chanter la vie
,
Anthologie
Editions Bruno Doucey, 2019.

Le désir aux couleurs du poème,
anthologie éd
Bruno Doucey 2020.







cb
22/11/2010