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09/02/2011



L'invité du mois

Laurent FOURCAUD



Laurent Fourcaut, né en 1950 à Alger, est professeur émérite de Sorbonne Université.
Il est spécialiste de l’œuvre de Jean Giono, sur laquelle il a écrit de très nombreux articles et plusieurs livres, dont « Le Chant du monde » de Jean Giono (Gallimard, « Foliothèque », 1996). Il a dirigé la série Jean Giono de La Revue des lettres Modernes de 1991 à 2020, nos 5 à 11. Dernier numéro paru : « Jean le Bleu”, l’apprentissage de la création », Jean Giono 11, La Revue des Lettres Modernes (Lettres Modernes-Minard/Classiques Garnier, 2020).
Il travaille aussi sur l’œuvre de Georges Simenon. Derniers livres parus : Georges Simenon, la rédemption du faussaire. Les romans des années trente (Sorbonne Université Presses, « Sorbonne Essais », 2018) ; Simenon, pas de vie sans les livres (Suisse, Éditions Infolio, « Presto », 2019).
Il travaille enfin sur la poésie contemporaine : Lectures de la poésie française moderne et contemporaine (A. Colin, 2005) ; « Alcools » d'Apollinaire : je est plein d'autres, remembrement et polyphonie (Éditions Calliopées, 2015) ; Claude Nougaro : la bête est l’ange. Imaginaire et poétique (L’Harmattan, 2ème édition, revue, corrigée et augmentée, 2018) ; L’Œuvre poétique de Dominique Fourcade. Un lyrisme lessivé à mort du réel (Classiques Garnier, 2018) ; Christian Prigent, contre le réel, tout contre (Sorbonne Université Presses, 2023). Il a dirigé le numéro de la revue Nu(e) sur Esther Tellermann (no 39, Nice, juin 2008). En collaboration avec Laure Michel et Michel Murat, Dominique Fourcade : lyriques déclics, Actes du colloque international Dominique Fourcade, Paris-Sorbonne, 31 mai et 1er juin 2018 (Paris, Éditions Hermann, 2020).
Il est l’auteur de plus d’une centaine d’articles de recherche dans le domaine de la littérature et de la poésie.
Il a été rédacteur en chef de la revue de poésie contemporaine de Sorbonne Université, Place de la Sorbonne, de sa création en 2011 à 2023 (nos 1 à 13).

Poète, il a fait paraître une dizaine de livres de poésie :
1. « encore (play it again) » (avant-dernière section du livre inédit La Femme est son propre avenir (et le nôtre donc) mais elle ne le sait pas), in Triages Anthologie 2004, « Voix unes & premières », St-Benoît-du-Sault, Tarabuste Éditions, « Triages », 2004, p. 74-91.
2. Sonnets pour rien, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste Éditions , « DOUTE B.A.T », 2006, 132 p.
3. En attendant la fin du moi, sonnets, Paris, Éditions Bérénice, « Élan », 2010, 140 p.
4. Par-dessus tête (sonnets renversés), in Triages Anthologie Vol. II 2015, « Voix unes & premières », Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste Éditions, 2015, p. 40-60.
5. Du vent, poème cinématographique, Vénissieux, Éditions La Passe du Vent, 2017, 121 p.
6. Arrière-saison, Genève, Le Miel de l’Ours, 2016, 44 p.
7. Or le réel est là…, sonnets élisabéthains, postface de l’auteur avec William Cliff, « Dans les règles », Montreuil, Le Temps des Cerises éditeur, « Le Merle moqueur », 2017, 210 p.
8. Joyeuses Parques, sonnets, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste Éditions, « DOUTE B.A.T », 2017, 209 p.
9. Dedans Dehors, sonnets contemporains, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste Éditions, « DOUTE B.A.T », 2021, 176 p.
10. n’étaient messieurs les bêtes, sonnets désobligeants, Pantin, Le Merle Moqueur, 2023, 185 p.
11. Un morveau de ciel, concentrés de sonnet, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste Éditions, « DOUTE B.A.T », 2024, 191 p.
12. Baroque éden, tableaux de Jennifer Grousselas, sonnets de Laurent Fourcaut, à paraître.
Une vingtaine de livres de poésie sont encore inédits.


Laurent Fourcaut

n’étaient messieurs les bêtes
Pantin, Le Merle moqueur, 2023

Recensions


Sitaudis, 8 juillet 2023
n’étaient messieurs les bêtes. Sonnets désobligeants
de Laurent Fourcaut par François Huglo

En couverture, les animaux malades de la peste humaine. Tous sacrifiés, tous boucs émissaires. En titre, Rabelais retourne le dicton « Si n’étaient messieurs les clercs [les gens d’église], nous vivrions comme bêtes ». Dedans, un journal en sonnets, sans ponctuation ni date, mais avec mention parfois du mois ou de la saison, souvent à travers la météo, et du lieu, avec le désir de mettre « au trottoir », pour « la déniaiser », l’écriture « qui montrait sa blanche langue ». À Paris comme sur la presqu’île du Cotentin (comme pour une opposition balzacienne entre scènes de la vie parisienne et scènes de la vie de province), ou ailleurs, le colloque (Apollinaire à Stavelot, en Belgique, en septembre 2018, ou sur la « démesure » à Gaffa, en Tunisie) donne sur le bistro. « C’est là », pense Laurent Fourcaut avec Simenon, « qu’on touche du doigt le vrai » : le refoulé, « gens que le marché a convertis en loques », ces « perclus niés » qui sur les ronds-points ont accédé « à la forme ». Le sonnet « Refoulé : le retour » commence par « Vous sortez du café marchez sur le trottoir », qui rime avec « aléatoir », « obligatoir » et « giratoir », l’e muet coupé tombant sur le début du vers suivant comme pour inscrire la mutilation, le manque, la précarité du « monde muet » qui, écrivait Ponge cité par Fourcaut en postface, « est notre seule patrie ».
Le sonnet de Laurent Fourcaut est un animal rassemblant ses forces, prêt à bondir, peut-être l’un de ces « trois mille tigres » qui « subsistent sur terre (…) et plus dans les zoos qu’il n’en reste de libres / à comparer avec le vil pullulement / des humains invités à choyer leurs envies / que tourne la machine à excréter l’argent ». Du félin, le sonnet cultive la souplesse par de nombreux rejets, parfois avec coupe à l’intérieur d’un mot, voire d’une syllabe : « sa reva / nche », ou prolongeant les 14 vers, comme d’une excroissance, de syllabes excédentaires : « reste un monde placé sous le signe du hand / icap ». Ou d’une lettre : « C’est d’en bas que repartent tenaces les choses / de la sève du jus des liquides à doses / de cheval Giono disait ça l’obéissanc / e ». Ou de plusieurs lettres : « n’ayant plus le bon dieu ectoplasme à leur trou /sses ».
Qui dit coupe, contretemps, syncope, dit swing, ce que confirment la plupart des références musicales : Bach sans les paroles (ses cantates « déliées du verbe / qu’il faut s’inoculer en un temple », ou « viole de gambe et clavecin qui se lutinent »), Scarlatti qui « brode férocement / sur l’attente qui répugne à tourner ciment », ou « Brahms joué par Gould », sont rejoints par John Coltrane, Jimmy Smith, « Bill Evans qui rêve / au retour du champion maudit de la vie brève », ou donne l’exemple de la perte de la maîtrise « en l’émiettant », Michel Legrand « le vrai moderne / à la crête du flot » de la « music comme pure énergie diffractée », de « l’archaïc retourné comme un gant » par des « millions de cellules » pour « y prendre leur pied », sans oublier « Bian / (Voris) » qui « ne buvait pas de l’eau d’Ébian », au « temps où s’inventait le gars Brassens ». Ce n’est pas sur la plage de Sète, comme dans la « Supplique », mais dans l’eau salée de la rade d’Alger, que fut connue « la prime amourette », mais on reconnaît « le gorille » quand « Le grand Pan sort du bois et il encule Hegel ».
Au philosophe idéaliste conciliant la raison avec la réalité en inscrivant sa « rose dans la croix du présent », le poète oppose une guerre des deux roses entre la jaune, dont les écus flétrissent, et la rouge « aux allures de garçonne », dont la « splendeur dédaigneuse » est lasse de « porter indéfiniment la croix / de sa beauté ». Un « matérialisme enchanté », dévoré par un « désir de profondeur étranger à Ponge », veut forcer les trous que recèle la rivière, pour « toucher à la vie engloutie », en sympathie avec les Vies minuscules de Pierre Michon (« Vie majuscule »), avec les « campagnes sourdes », avec le Périgord de « l’ami Tristan Hordé », en contact avec l’« air cru du dehors » où « le réel contigu » bronze l’âme qui « se contrefout de la quête du Graal », même à « Sainte-Mère Église ».
Comme le rosé entre rouge et blanc, le poète hésite « entre faire la nique / au divin clinamen et abandon osé / au flux sacré mortel charme de l’édénique ». Entre ces deux chaises ou posé sur l’une, « l’arrière-train des filles » est « un miracle à fendre ». On pense ici au Brassens de « La fessée », après ceux de la « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète », du « Grand Pan » et du « Gorille ». Et quand « Le néant offre » un « sparadrap / qui vaut bien les abîmes du jus de la treille », comment ne pas entendre les vers ultimes de la chanson « Le vin » : « Que vienne le temps / Du vin coulant dans / La Seine // Les gens par milliers / Courront y noyer / Leur peine » ?
Laurent Fourcaut, n’étaient messieurs les bêtes, Pantin, Le Merle moqueur, 2023, 192 p., 14€.
***

Poesibao
mardi 11 juillet 2023
Laurent Fourcaut, n’étaient messieurs les bêtes, lu par Jean Renaud

Jean Renaud explore le livre de Laurent Fourcaut
et le traitement à la fois brutal et délicieux infligé au sonnet.
Laurent Fourcaut publie, ce printemps, un nouveau recueil de sonnets. Le titre : n’étaient messieurs les bêtes. Le sous-titre : sonnets désobligeants. Une postface de l’auteur explique l’un et l’autre. Prenant à rebours la phrase de Rabelais – « Si n’étaient messieurs les clercs, nous vivrions comme bêtes” –, il s’agit de “dénoncer la réduction croissante des espaces laissés aux animaux”, d’“opposer à la dignité des bêtes qui vivent de plain-pied avec le réel, la prolifération désastreuse d’une humanité qui détruit la nature et exténue la terre”. De fait, on trouve, dans le livre, nombre de déclarations nettes, lesquelles visent “l’engeance Terriens”, qui “pullule obscènement”, “les zélateurs minables / du fastidieux veau d’or”, le “profit forcené injectant ses microbes”, la “presse / qui lèche des pseudo-puissants du cul le trou”, etc.
Mais, quelque louable que soit ce “programme” (le mot est de Laurent Fourcaut), on entend déjà, notamment dans cette dernière formule, que l’intérêt du livre ne s’y réduit pas. Et on retiendra, plus que lui peut-être, le traitement – à la fois brutal et délicieux – qu’il inflige tant au sonnet (vers, strophe, rimes) que plus largement à la langue (lexique, syntaxe). Si les règles de l’un et de l’autre sont incontestablement respectées, elles n’en sont pas moins, constamment, mises à mal, par feinte maladresse, lourdeur affichée, acrobaties diverses.
On n’insistera pas sur la coupe fréquente des mots en fin de vers (“éma / sculait”, “mou / tons”, “amou / r”), laquelle n’est pas une pratique neuve, mais permet des rimes inattendues et l’avancée comme chaotique du vers et de la phrase. Et conduit parfois à des vers imprononçables (non-lisables, dirait Christian Prigent) : “sa reva / nche”.
Mais on notera, sans intention d’exhaustivité, quelques principes. Du côté de la syntaxe, d’abord, les inversions les plus inattendues. Exemples simples : “espagnole la grippe”, “vétuste un ancêtre”, “écartées les jambes”, “chtonienne la baise”. Ou constructions plus complexes, en fin de sonnet souvent, quand il s’agit de boucler l’énoncé (la phrase en même temps que le vers et la strophe) : “le corps est l’ici-là le plus éblouissant / l’incursion dans les formes si hardie du sang / parallèles se croisent quand elles sont ivres”. Du côté du bruit de la langue, ensuite, les répétitions qu’on voudrait dire “baroques” – outrées, à la fois gauches et maniérées, lourdes et précieuses, et guidées par l’humour – de phonèmes ou de syllabes : “à qui l’ennui nuit”, “de votre vie vaine”, “ce qui nous noue”, “que la queue”, “pluie le parvis pavé”, etc. Ou ces effrontés hiatus : “leur désolé épi”, “un doré éclairage”. Et ces jeux de mots carnavalesques : “vous met du ventre au coeur”, “Bian / (Voris)”, “océan // vieil”, “ les coups de sougri”, etc.
Comme on a pu l’observer dans les précédents recueils, il est fréquent que les sonnets commencent par l’observation du ciel, du temps qu’il fait, en un vers de syntaxe très simple et de métrique classique : “Il ferait presque frais ce soir dans le jardin”, “Pas grand monde au marché d’octobre sous la pluie”, “Vingt minutes encore ce sera l’angélus”, “Le ciel enfin se couvre et choit le thermomètre”, etc. Puis la syntaxe, conduite pour partie par l’exigence de la rime, sur laquelle le vers doit tomber, s’épaissit, se voue à toutes inversions. Ce qui donne à ces sonnets, au discours qu’ils sont, leur caractère singulier et savoureux – leur légèreté même, jointe à la gravité du “message” – et qu’on pourrait définir comme un mélange de prosaïsme et de joyeuses complications. Au fond, Laurent Fourcaut parle à la fois (ou successivement, selon l’avancée du poème) comme tout le monde et comme personne.
Il reste deux points à souligner. Ce livre, d’abord, comme tant de poèmes, parle du temps. Non seulement celui qu’on nomme anthropocène, non seulement celui qu’il fait (et qui n’est pas sans rapport avec le précédent), mais aussi, de façon à la fois éparse et insistante, celui de notre vie, condamnée au vieillissement. De là la présence des femmes et des filles, vers lesquelles se tend, autant qu’il peut encore, et pour parler de façon civile, le désir.
Enfin, si le livre répond, comme on a vu, à un programme qu’on peut dire politique, il enferme aussi, discrètement mais nettement, une pensée philosophique, en vérité un matérialisme. On citera cette belle formule, qu’inspire le spectacle de la mer, et où s’affirme, contradictoirement, notre condition d’hommes, qui avons une âme et qui n’en avons pas : “de toute éternité aussi bien le ressac / est-il à la fois voix et négation de l’âme”.

***

Libr-critique, 17 septembre 2023
Laurent Fourcaut, n’étaient messieurs les bêtes. Sonnets désobligeants, par Bruno Fern

Laurent Fourcaut, n’étaient messieurs les bêtes. Sonnets désobligeants, Pantin, éditions Le Merle Moqueur, septembre 2023, 192 pages, 14 €.
Par ailleurs spécialiste de l’œuvre d’Apollinaire (ici souvent évoqué), Fourcade, Giono, Simenon et Prigent, Laurent Fourcaut consacre presque exclusivement son écriture poétique à la pratique du sonnet. Le choix de cette structure lui vaut de respecter les contraintes qui lui sont associées (à part, de temps à autre, l’excroissance que constitue un quinzième vers d’une à trois syllabes), même si ce respect s’effectue parfois via quelques licences acrobatiques. Ainsi, pour assurer la rime, l’auteur n’hésite pas à couper un mot, y compris non syllabiquement, donc à l’imprononçable : « rêvé le tour de taille augmente jusqu’au cla / sh », à tronquer (« cosmic ») ou à intervertir (« les prochains coups de sougri »). De plus, sans recourir à la ponctuation, il s’autorise télescopages et contorsions qui pourraient passer pour de la maladresse s’ils ne relevaient pas d’une claire intention : « Réglons donc son compte à la narrativité / repartons de zéro : depuis la cavité / d’où naît coagulant un corps peu syntaxique ». Tout ce travail minutieux ayant déjà été exposé dans les détails par Jean Renaud et François Huglo, j’insisterai sur le fait que la forme créée coïncide alors aussi bien avec un contenant, le sonnet et ses règles strictes, qu’avec ce qui se tient au « dehors », terme cher à Laurent Fourcaut (son dernier ouvrage s’intitule Dedans Dehors), c’est-à-dire avec un réel par définition incontenable et dont les traces seraient justement les multiples débordements textuels. On pourrait rajouter comme participant à cette profusion hétérogène – la fameuse « roseraie » fourcadienne qu’est le monde – le nombre élevé de références plus ou moins explicites, depuis Homère, Bach et Van Gogh jusqu’à Michon, Coltrane et le capitaine Haddock, ainsi que l’ouverture lexicale qui brasse tous les registres, du savant au populo.
Avec un sonnet apparemment quotidien, l’ensemble prend une allure de journal extime où règne la diversité qui fait la trame d’une vie : lieux parcourus, soit régulièrement (Paris, Cotentin), soit exceptionnellement (Suisse, Belgique, Tunisie) ; époques (l’actuelle, le plus souvent critiquée, versus l’Algérie de la jeunesse, source de nostalgie) ; activités qui vont du bricolage aux échanges universitaires en passant par la fréquentation des bars et restaurants. Une attention particulière est portée aux phénomènes naturels, de plus en plus perturbés par l’espèce humaine, attention qui n’est guère partagée par la plupart des contemporains déconnectés de ladite nature et que Laurent Fourcaut, en « lama fâché », ne ménage pas.
En effet, il ne faudrait pas oublier ni le fait que ces sonnets sont qualifiés de « désobligeants » ni le titre du recueil (début d’une phrase de Rabelais inversant un dicton : « Si n’étaient messieurs les clercs, nous vivrions comme bêtes ») car l’auteur s’oppose avec vigueur au mode de vie de l’Occidental lambda qui nous conduit droit dans le mur. Tout au long du livre sont épinglés les comportements du surconsommateur courant après « le must de la technologie / fabriqué par des esclaves », du bavardage universel 24 h/24 aux objectifs managério-financiers : « en avant la course à l’argent pour les premiers / de sac et de corde ». Au passage, il n’épargne pas davantage ni certains de ses collègues, écrivains et / ou universitaires : « qu’ils n’aient pas à ça non cette frimousse exsangue / de l’écriture qui montrait sa blanche langue » ou bien « Simenon préférait le bistro au colloque / vous pareil c’est là qu’on touche du doigt le vrai », ni lui-même : « – pauvre intello qui demande à la tourbe au vin / un sauf-conduit pour se traîner jusqu’au ravin / où s’éclate quiconque a su répudier l’ange ».
Dans de telles circonstances reste la tentative d’instaurer une relation différente à ce qui nous entoure, dans laquelle se mêleraient étroitement Éros et Thanatos (« r le Vey est un pubis à l’envers sur le large », « la végétation croît touffe de la daronne / on s’y perd homoncule voué à la mort »), loin de toute écopoéthique qui prétend rétablir une harmonie originelle de la poésie avec une nature idéalisée. Ce n’est pas parce qu’il dénonce avec raison un anthropocène devenu mortifère à grande échelle que l’auteur ignore à quel point l’être humain, même s’il est plus dépendant des choses et des bêtes qu’il le croit trop souvent, lui demeure foncièrement étranger puisque contraint d’emprunter les voies déformantes du langage. D’ailleurs Laurent Fourcaut n’est pas du genre à vouloir se bercer d’illusions : « Le monde se contrefout de votre faiblesse / il est noir puis étincelant cela vous blesse » C’est pourquoi, comme quelques autres (cf. l’analyse lucide d’Olivier Penot-Lacassagne sur la notion d’écocritique), il tente à sa façon d’inventer des formes qui soient à l’image de cette expérience peu ou prou aveuglante, tenus que nous sommes de faire face dans toutes ses dimensions à une réalité dont la rugosité est bien connue, l’écriture étant l’un des moyens d’y parvenir : « Vrai qu’une ouverture étroite sur la nature / rend le muet dehors beaucoup moins inhumain ».


***

Sitaudis, 29 septembre 2023
Laurent Fourcaut, n’étaient messieurs les bêtes (2), par Michael Bishop

« Sonnets désobligeants » nous déclare le sous-titre de ce dernier recueil de Laurent Fourcaut. Celui qui désoblige cherche à contrecarrer, contredire, contrarier, tout en (s’)attristant, (se) chagrinant. Il est contre, tout en n’aimant pas trop être contre. Son désir, il est vrai, choisissant le sonnet qui (se) disloque, (se) déstabilise, (se) défigure, prend ses distances avec l’élégance formelle, la mesure, l’harmonie ; et pourtant satiriser, accuser, ironiser vise toujours – c’est son sous-bassement – un sens, une rectification, un amendement social, affectif, ontologique même quelque part. Au-delà, me semble-t-il, de ce « contre-monde », dont a parlé récemment Fourcaut au sujet de l’œuvre de Christian Prigent, quoique frôlant un désespoir implicite face à tout ce que l’humain pourrait faire et être, ayant, selon les apparences, manqué son affaire. Entrent en scène ici les bêtes, ces vrais messieurs, rêvées dans leur innocence, leur noblesse, leur grâce, leur environnement autrefois édénique, aujourd’hui menacé par l’inconscience, l’avidité, l’oubli du beau, de l’amour.
Ceci dit, comme dit le poème Pullulement (58), ce compositeur de sonnets crispés-spirituels, acerbes-gais qu’est Fourcaut – et pas pour la première fois : on lira Or le réel est là (2017) ou Dedans dehors (2021) – et on n’oubliera la chaleureuse appréciation de l’œuvre de Dominique Fourcade – tente au cœur même de ses insatisfactions et déplaisances de faire comme aurait fait Bach, « lis[ant] », « écriv[ant] », musiquant à sa guise. Et surtout riant, souriant, mais au sein d’un poïein désaxé-désaxant, créant du neuf, sautant par-dessus la barrière des difformités et mochetés de l’observé et du senti, pour installer les drapeaux et oriflammes d’une poésie, refuge et blason, d’un possible, d’un faire où, comme disait Francis Ponge, l’objet se mue en objeu, en objoie même; l’absence en ce que Gérard Titus-Carmel nomme « ma présence au monde ».
Dans un livre de Jean-Paul Michel, Autant de voies espérées possibles d’une sortie de la stupeur, qui paraît au même moment que n’étaient messieurs les bêtes, le poète-philosophe offre une liste de moyens, d’effets permettant cette dé-stupéfaction : « formes, rythmes, matière verbale, lexique, couleurs, qualités plastiques de la langue, architectonique magicale, mouvement intérieur, puissance de transport ». Fourcaut puise profond dans de telles ressources pour générer ses petits joyaux baroques, idiosyncrasiques, funky, évitant de construire une energeia discursive même si le sentiment d’une écriture de l’avec et du parmi reste manifeste. L’audace est partout visible et c’est là qu’on cherchera mieux à saisir un possible nageant, jamais pleurant, dans les eaux qui risquent de noyer dans ce que l’on déclare trop souvent et depuis longtemps un sûr « impossible ». Si choisir le sonnet paraît arborer quelque chose d’oulipien, c’est un défi vite dépassé par un désir de relaxation et de licence. Ce qui génère un manque total de ponctuation qui à la fois comprime et, parfois, confond, le poème devenant vite une acrobatie foisonnante où le sérieux doit céder sa place au léger. Et là, c’est si souvent la rime qui impose ses divers effets, tordant, tirant, malmenant, déviant et réacheminant le mouvement de la pensée. S’il est vrai que rimer exige toujours un certain déplacement de celle-ci, une touche de préciosité, d’artificialité, chez Laurent Fourcaut on comprend à quel point cette tactique convient parfaitement à la structuration d’un sens volontiers hybride, désinvolte et fatalement flou au cœur de ses ironies. Bref, elle est, pour ce lecteur, cette force clef qui orchestre et répand le charme de n’étaient messieurs les bêtes et l’empêche de tomber dans le piège d’une critique moralisatrice de ce que nous sommes et faisons, avec quoi, pourtant, ne cesse de flirter ce séduisant recueil.







EXTRAITS

VETO SUR LE GÂTEAU


Pour cause de ramadan la boulangerie
a dressé un éventaire sur le trottoir
où des gâteaux arabes sur le présentoir
excitent une gourmandise où se marie

à la concupiscence et la sauvagerie
de l’envie rappelant les celles du boudoir
une inhibition cruelle à coups de boutoir
elle vous chasse loin de la pâtisserie

enfant le soir venu le soleil s’affaissant
dessus Diar el Mahçoul en des tons rubescents
vous alliez jusqu’à la cité évolutive

réservée aux Arabes (la cité confort
était pour les Français) vous procurer pour fort
peu de ces francs d’alors de grasses friandises

des zlabias surdorées ruisselantes de miel
des makrouts bicolores – depuis votre fiel
se nourrit du veto mis sur ces marchandises


Inédit

***


JOUR DES MORTS-VIVANTS



Impression de vivre un film de science-fiction
des sortes de zombies se pressent façon gore
dans les couloirs du métro des grains d’élébore
n’y feront rien ils s’entassent force frictions

aussitôt aimantés sans frein ni rémission
par un écran horrificque qui leur dévore
la cervelle à tel point que même Peter Lorre
ferait tache dans cette triste collection

qu’on ne croie pas à une oiseuse complaisance
c’est bien ainsi qu’on perçoit d’une intelligence
intacte le devenir de l’enfer urbain

le pire est que les gens semblent pas voir la folle
absurdité des mécanismes qui leur volent
la vie trop plongés sans doute dans l’affreux bain

faut dire qu’ils ont déjà du mal à survivre
en se rendant l’épée dans les reins au turbin
z’avez beau jeu de vous replier dans ce livre


Inédit

***



ART POÉTIQUE



Le monde affiche son indifférence
magique en glissant muet dans la nuit
on est les seuls à souffrir de carence
parce qu’abstraite la parole nuit
alors on triche en la frottant au bruit
ça donne un entre-deux assez plastique
et on prend goût à cette gymnastique
on met de la nuit dans la peau des vers
ce qui n’empêche pas qu’on les astique
– n’aime-t-on pas prendre tout à l’envers ?


Inédit

***



ÇA JETTE UN FROID



Des années qu’il n’avait fait aussi froid
ça détruit paraît-il les parasites
mais pas ceux pullulant comme rats
qui nient le réchauffement sur leurs sites
faut donc une fois encor qu’on insiste
la glace fond les mers montent les ours
blancs disparaissent les femmes leurs ours
se détraquent d’entières forêts brûlent
se tarit la semence dans les bours
es des mâles – à qui donc la férule ?


Inédit

***



REMEMBREMENT



La tempête a mis bas par dizaines des arbres
c’est l’étape morbide avant résurrection
car mettre bas c’est donner naissance donc sabre
puis au milieu des ruines la parturition

la rage de vents c’était pas la punition
mais invitation à ne plus être seulabre
la tempête a maudit fiel et inanition
les éveils dessalés feront fi des palabres

l’année fourbue s’est crashée paix à son corps mort
pucelle émerge la nouvelle de sa boîte
de fantasques esprits l’ont appelée cormor
an leur bouche aurait mieux fait de demeurer coite

pas la vôtre accouchée par une porte étroite
d’un carme tronçonné en d’extatiques mor
ceaux avides de remembrement en povoite
vous misez pour ce faire sur un brin d’amor


Inédit

***



DOMICILE ADORÉ



Dans le rêve maison figure corps humain
« y’a du monde au balcon » une belle poitrine
la porte basse (faut pas être bien malin)
est métaphore de la vulve féminine

« de la cave au grenier » cette formule mime
les bas et haut de l’homme depuis que gamin
il s’a coupé en deux pareil pour la gamine
l’araignée au plafond vient du zéro câlin

à l’étage inférieur – longtemps on fit un même
rêve on habitait une très grande maison
mais grave délabrée toitures pas indemnes
planchers crevés c’était à perdre la raison

il allait falloir tout réparer quel poison !
c’était écrasant un illimité carême
la bâtisse cassée a des airs de prison
– il se faut ravauder soi où ? dans le poème


Inédit

***



VIE MAJUSCULE



Créatures déchues en quête de la grâce
les personnages de Michon mais non en vain
le Père absent ne leur montre jamais sa face
ils la trouvent pourtant dans l’extase du vin

dans l’ingénuité des bêtes que n’harasse
le froid qui simplifie jusqu’au nerf du divin
les landes les talus tout ce qui garde trace
du jour incoercible effondré en ravin

Ils se sont appariés jadis avec la terre
raison pourquoi ils savent plus qu’aucun se taire
des êtres sans langage que celui des bois

calme quand de la mousse a eu blanchi leurs lèvres
lui n’aura pas connu la réponse qui sèvre
c’est pourquoi il écrit il écrit et il boit


n’étaient messieurs les bêtes, sonnets désobligeants,
Pantin, Le Merle moqueur, 2023


***

HORS DU MANÈGE



Il ferait presque frais ce soir dans le jardin
une fraîcheur accrue du bruit des tourterelles
il s’enroule dans l’air avec un air badin
– chaque point de l’espace est une passerelle

vers le point d’à côté sans jamais qu’un gadin
casse le mouvement de la cosmic marelle
qui va de terre à terre tandis qu’aux gradins
les dieux de pacotille s’appuient sur la frêle

obstinée jobardise des pauvres mortels :
en lupanar divin se change le bordel
où ils s’envoient en l’air à coup de fariboles

cependant qu’au jardin les arbres lourds défont
les nœuds de désabus qui s’enkystent profond
pour donner in fine des forêts de symboles


n’étaient messieurs les bêtes, sonnets désobligeants,
Pantin, Le Merle moqueur, 2023


***


VERS AU JARDIN



Des roses d’un rouge orangé des roses jaunes
se balancent au vent un vent intermittent
le jardin forme un rectangle où en fait de faune
deux chats se coulent dans les fonds en hésitant

sur la place où dormir plus idoine qu’un trône
en champions du mépris avec leur air gitan
ils le compisseraient ainsi que tous ses clones
vous partagez avec eux un fiel militant

N’étaient messieurs les bêtes nous n’aurions racine
dans rien d’un peu fourré aucune médecine
ne saurait retremper au compost notre peau

trop nue pour endurer la séduction des roses
aussi faut-il au vers s’injecter de la prose
faute de quoi il ne connaîtra de repos


Un morceau de ciel, Saint-Benoît-du-Sault,
Tarabuste éditeur, 2024


***



REFLET DANS UN ŒIL D’OR



Après un mois de sec ça pleut vache qui pisse
ça sonne violemment sur la vitre éveillant
le dormeur de sa sieste que l’asthénie visse
à un fauteuil propice au rêve émerveillant

ça cesse – dans le ciel plombé la nuée tisse
un semblant de récit cher à l’engeance ayant
un besoin éperdu de sens le monde lisse
n’en a cure on n’en peut rien tirer en payant

même – Le hibou des marais point ne l’ignore
plane dans le divin rien qui vous paraît gore
se replie dans ses yeux où l’infiniment grand

se concentre et duplique bourré de noirs astres
quand vous êtes encore à métrer le cadastre
du petit pan de mur qui vous tient lieu de gran
ge



Un morceau de ciel, Saint-Benoît-du-Sault,
Tarabuste éditeur, 2024



Mardi 12 Mars 2024
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22/11/2010